En dehors de Dietrich Fischer-Dieskau, qui avait inclus une vingtaine de ses songs dans un disque consacré par ailleurs à Debussy et Ravel, quel chanteur non anglophone a osé se plonger dans l’univers vocal de Charles Ives ? Naturellement, ce sont surtout des artistes américains qui ont exploré la production de ce compositeur trop méconnu en France : pour ne citer que quelques noms, Roberta Alexander a enregistré deux CD de ses mélodies, Thomas Hampson en a gravé une sélection avec orchestre, et Susan Graham s’était assuré la collaboration du pianiste Pierre-Laurent Aimard. Une intégrale des songs en cinq volumes a été publiée par Naxos, avec des chanteurs plus confidentiels. Interprète fétiche de la musique de Bernard Cavanna depuis son inoubliable incarnation d’Ikuko dans La Confession impudique, la soprano canadienne Rayanne Dupuis a résolument opté pour la musique contemporaine, ou du moins pour un répertoire des XXe et XXIe siècles, puisqu’elle est aussi une fort belle Lulu de Berg. On a également pu la voir en Sieglinde du Ring raccourci présenté en tournée au cours de l’automne 2011. Habituée à une musique où les qualités expressives comptent plus que la pure beauté du timbre, Rayanne Dupuis met au service des mélodies de Charles Ives une diction incisive, un authentique art de faire vivre les textes en quelques minutes et une voix suffisamment large (seul certaines mélodies vraiment très graves la trouvent un peu moins sonore). Aussi à l’aise en français qu’en anglais, la soprano passe allègrement d’une langue à l’autre, sans plus de difficulté dans les quelques textes allemands qui inspirèrent aussi Ives (le fameux Wandrers Nachtlied de Goethe, et « Die Alte Mutter »). Le pianiste français Antoine Palloc se révèle un parfait complice
L’heure que dure ce récital permet d’explorer les multiples facettes de la production de Charles Ives, qui trouva à s’exprimer aussi bien à travers des mélodies de forme extrêmement classique que dans des pièces échappant à tout cadre prédéfini. Les Songs retenues ici ont été composées entre 1895 et 1923, mais le disque bouleverse l’ordre chronologique afin de varier au maximum les climats et de proposer des enchaînements surprenants. On trouvera ici les harmonies étranges et les rythmes multiples d’un compositeur qui flirta avec les dissonances et l’atonalité. Tantôt longs, tantôt courts (deux vers !), parfois proches du poème en prose, les textes sont majoritairement en anglais, issus de la poésie britannique (de Milton à Rupert Brooke en passant par Keats ou Christina Rossetti) ou américaine (Longfellow, Walt Whitman), ainsi que de formes traditionnelles des Etats-Unis comme le spiritual. En français, Ives fut inspiré par Florian mais eut aussi le culot de mettre en musique, avec une souplesse prosodique extrême, le même poème de Louis Gallet sur lequel Massenet avait composé sa célébrissime « Elégie ». Et comme Charles Ives ne manquait pas d’humour, on goûtera notamment le très amusant et volubile « Memories », ou « The Only Way », satire des méthodes de composition prônées dans les conservatoires américains.