Comme Roberta Invernizzi, mais avec des moyens on ne peut plus différents, Vivica Genaux avait déjà rendu hommage à Faustina Bordoni, chez Deutsche Harmonia Mundi (voir compte rendu) ; quand à Francesca Cuzzoni, Simone Kermes lui avait déjà consacré un disque, chez Berlin Classics (voir compte rendu). Les deux artistes étant désormais sous contrat chez Sony, l’occasion dut sembler rêvée d’évoquer la rivalité des deux chanteuses connues pour s’être querellées sur scène le 6 juin 1727. L’anecdote semble en fait avoir été délibérément amplifiée par la presse, partant d’un affrontement entre clans opposés pour inventer un crêpage de chignon sous les yeux du public. Près de trois siècles plus tard, il est bien difficile de distinguer le vrai du faux, et même de déterminer quelles étaient exactement les qualités vocales de la Bordoni et de la Cuzzoni. Une vision schématique a pu prétendre que la première brillait dans la virtuosité, l’autre dans le pathétique, mais les sources historiques se contredisent et l’étude des partitions montre que chacune s’illustra dans le domaine censé être celui de sa rivale. Le livret d’accompagnement nous apprend que Bordoni et Cuzzoni chantèrent parfois les mêmes airs, mais évoque aussi leurs divergences d’interprétation, et l’on regrette que l’expérience n’ait pas été tentée de faire enregistrer une aria par l’une et l’autre des deux artistes réunies, comme l’y invitait l’existence d’une « version Cuzzoni » (Venise 1730) et d’une « version Bordoni » (Dresde 1740) de l’Artaserse de Hasse. On pourrait aussi déplorer que les voix de mesdames Kermes et Genaux ne soient réellement mariées que pour trois duos, extraits d’Arianna in Naxo de Porpora et de Cleofide et d’Artaserse de Hasse.
Malgré tout, avec quinze plages, dont trois seulement ne sont pas des « premières mondiales au disque », ce double récital devrait avoir de quoi satisfaire l’amateur de raretés et de redécouvertes. Les trois morceaux déjà connus ont été enregistrés en 2009 par Karina Gauvin dans son disque Porpora (« Nobil onda », d’Adelaide), en 1986 par Emma Kirkby et Derek Lee Ragin dans l’intégrale de Cleofide dirigée par William Christie (Capriccio), et en 1999 par Tiziana Fabbricini et Anna Maria di Micco dans une captation sur le vif d’Arianna in Naxo – ou Nasso – (Bongiovanni). Dans « Rival Queens », le parcours chronologique va de 1720, avec Lucio Papirio dittatore de Pollarolo (Rome) à 1739, avec Ciro riconosciuto de Leonardo Leo (Turin). Il nous emmène bien sûr à Londres pour l’Astianatte de Bononcini, lors duquel les deux dames se seraient prises aux cheveux, en 1727, qui fut aussi l’année du Lucio Vero d’Ariosti ; Londres encore pour l’Arianna in Naxo de Porpora créée en 1733. Hasse, le mari de la Bordoni, composa pour Dresde (Cleofide, 1731), mais aussi pour Venise (Artaserse, 1730) ou Naples (Issipile, 1732). Malgré cette diversité et la présence de plusieurs générations de compositeurs (Ariosti était né en 1666 et mourut en 1729, alors que Giuseppe Arena, né en 1713, devait s’éteindre en 1784), l’écoute en continu livre plutôt une impression d’uniformité.
Il faudra bien un jour admettre que l’opera seria ne se bornait pas à une virtuosité échevelée, contrairement à ce que pourrait faire croire un disque comme celui-ci. Bien sûr, c’est là le domaine où Simone Kermes a le plus d’adeptes. On sait que sa place n’est ni chez Rameau, ni chez Mozart, et encore moins dans la musique du XIXe siècle ; ce disque est un retour à son terrain d’élection, et presque tous les airs lui permettent donc suraigus piqués et vocalises en cascade. Même fonds de commerce pour Vivica Genaux, qui dispose néanmoins d’une voix dotée d’un peu plus de chair et de couleurs que sa consœur. La Cappella Gabetta les suit à fond dans cette course frénétique, non sans une certaine élégance. Pourtant, on chercherait en vain un authentique investissement dramatique dans ces morceaux, où l’art des compositeurs semble se borner à un certain style galant, sans exiger guère plus des interprètes que de la vélocité. Hasse, Porpora et consorts méritent mieux que ça, comme le montrent les trois seules plages apaisées de ce disque : « Vorreste, o mie pupille » d’Ariosti et « Padre amoroso » de Pollarolo (par Vivica Genaux), et surtout « Villanel la nube estiva » de Giacomelli (par Simone Kermes), où affleure enfin un peu d’émotion.