Après Anna Bolena et Maria Stuarda, Roberto Devereux est le dernier volet de ce qu’il est convenu d’appeler la trilogie Tudor. Plus encore que les deux autres, cette œuvre, pourtant moins connue du grand public, témoigne du sens dramatique de Donizetti, porté à une intensité exceptionnelle, au service d’une composition musicale et d’une expression vocale subtilement contrastées. On sait que l’argument tient en peu de mots, que l’essentiel est l’amour contrarié de la reine Élisabeth d’Angleterre pour son favori Roberto Devereux, soupçonné de sédition mais qui pourrait être sauvé s’il n’était pas amoureux de Sara, mariée pendant son absence à l’un de ses amis, le duc de Nottingham, et si ce dernier ne souhaitait se venger de la trahison supposée de Roberto et de l’infidélité qu’il attribue à son épouse. De ce qui ne semblait présenter qu’un maigre intérêt en termes de représentation théâtrale, Donizetti et son librettiste Salvatore Cammarano ont fait un chef-d’œuvre de raffinement psychologique, un véritable drame intérieur dans lequel les relations croisées entre les personnages ne sont au bout du compte que les épiphénomènes du drame existentiel vécu par la reine Élisabeth.
Le DVD qui sort aujourd’hui sous le label Bel Air rend justice à cette part proprement théâtrale de l’opéra, non pas tant par l’effet d’une mise en scène qui a déjà fait ici l’objet d’un compte rendu par Antoine Brunetto lors des représentations donnés à Madrid en 2015 , mais bien par la personnalité des voix incarnant les personnages. Au cœur de cette galerie de caractères, Mariella Devia, d’une présence physique et vocale magistrale, est tout simplement royale. Sa prise de rôle (en version de concert) à Marseille avait été saluée dans ces colonnes en 2011 par Maurice Salles. Nous ne pouvons que rejoindre nos confrères dans le sentiment provoqué par la permanence d’une voix souple et claire, par la maîtrise souveraine d’une riche palette d’émotions et de couleurs, par un sens des nuances les plus infimes, par le maintien de la justesse jusque dans les explosions les plus orageuses, une élégance du chant qui vient sans cesse contrebalancer les excès du personnage. Si Silvia Tro Santafé (Sara) paraît moins à l’aise sur scène, plus embarrassée parfois dans son jeu dramatique – au demeurant assez limité par le metteur en scène –, c’est à porter au crédit de l’interprétation, car pour le reste elle affirme vocalement un tempérament impressionnant. Son air d’entrée (« All’ afflitto è dolce il pianto ») capte toute l’attention. La sonorité affirmée de son timbre fait merveille dans le duo avec Roberto, marquant sa détermination à le convaincre de fuir. Au reste, dès les premiers mots de son personnage, la tension dramatique s’instaure, qui faisait défaut, hélas, à l’ouverture. Non pas que l’Orchestre du Teatro Real de Madrid démérite, mais la direction de Bruno Campanella manque de mordant au début de l’œuvre – impression due en partie peut-être à la prise de son qui manque de clarté, de transparence. Toutefois, ce sentiment s’estompe au fur et à mesure que l’action progresse, la musique prenant ensuite sa place de manière plus affirmée dès lors que les voix sont présentes. Les Chœurs du Teatro Real, menés par Andrés Máspero, sont irréprochables.
Le rôle titre, interprété par Gregory Kunde, même s’il ne répond pas de manière idéale aux attentes suscitées par la partition, convainc parfaitement, vocalement et physiquement : dans ce qui est positif, comme la qualité des aigus, la longueur de souffle, l’endurance et l’expression des émotions, comme dans ce qui l’est moins, une certaine gaucherie sur scène – il est vrai que son costume ne joue pas en sa faveur, contrairement à la reine, véritablement majestueuse dans sa robe rouge à large ceinture noire –, et surtout des traces d’usure dans la voix, qui à son arrivée laissent craindre le pire. Disons-le tout net : en dépit de l’admiration que nous portons au chanteur, il n’apparaît pas ici sous son meilleur jour, peinant à exprimer les nuances nécessaires (notamment lors du premier duo), avec parfois des passages de notes un peu difficiles. Mais quelle voix cependant ! Ses interventions sont aussi de grands moment de théâtre, qui semblent électriser l’orchestre et qui déclenchent les applaudissements. Et, souvent meilleur dans la protestation et le reproche que dans le lyrisme amoureux, il donne une grande intensité à ses deux derniers airs.
Marco Caria, dans le rôle secondaire et ingrat de Nottingham, révèle une belle voix équilibrée, qui rend attentif à la souffrance du personnage (en particulier dans l’air « Forse in quel cor sensibile »).
Passée l’imagerie appuyée des premières scènes, présentant le terrarium où évolue une araignée gigantesque, on s’habitue à ce décor de vitres usées, salies, animés par des couleurs diverses et laissant voir des ombres chinoises en arrière-plan (au début du IIe acte, l’effet produit par la vision de la reine derrière les carreaux rouges, pendant que le chœur commente l’action, est tout à fait réussi). D’une manière générale, les mouvements de groupe sont bien réglés et participent heureusement de cette chorégraphie en rouge et noir, parfois teintée de vert et de bleu. La captation possède bien des qualités cinématographiques, comme ces gros plans sur les mains de la reine, sur celles de Sara et, évidemment, sur la bague de Nottingham, mais surtout sur le visage de tragédienne de Mariella Devia. Et quelle vigueur vocale, quelle intensité : après son inoubliable incarnation de Maria Stuarda dont elle magnifiait l’humanité face à une Elisabeth intraitable, voilà qu’elle donne à voir et à entendre les abîmes intérieurs de la reine despotique et pourtant trop humaine, éperdument amoureuse. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de cette production que d’intensifier la dimension shakespearienne de la fin, l’effondrement de l’être, et l’abdication d’Elisabeth voulue par le librettiste et le compositeur. Les dernières scènes illustrent de manière saisissante la folie de la reine, cet état de déréliction absolu.
On sera plus réservé sur la présence d’une araignée mécanique, simultanément piège et arme de combat, dont la reine apparaît à la fois comme le moteur et la prisonnière à la fin de l’acte II, procédé qui relève plutôt du Grand-Guignol et qui n’est certainement pas plus indispensable que les corps de suppliciés à la fin de l’opéra. Mais on oublie ces fautes de goût, et l’incroyable maladresse du metteur en scène dans ces instants de pure grâce où s’élèvent la prière d’Elisabeth « Vana la speme non fia » puis l’air « Vivi, ingrato ».