Le cœur battant de Rodelinda est le regard d’un enfant, Flavio. C’est un rôle muet mais loin d’être une ombre. Il est au contraire le témoin principal du drame qui se joue sur scène. Il est aussi celui dont se sert un prétendant éconduit pour obtenir la main d’une veuve éplorée dont il a assassiné le royal époux et qui se refuse à lui. Les images de ce DVD, enregistré lors des représentations à Lille, subliment cette fantasmagorie de l’enfance, entre projection mentale et réalité. La caméra près de la scène explore le détail d’un tableau en ombre et lumière tout en captant sans cesse le regard de cet enfant témoin dont le visage est projeté en fond de scène. On décèle ici un travail scénique à la signature stylisée qui bouleverse les perspectives. Les décors de Jean Bellorini et Véronique Chazal fourmillent de détails dont la finesse est magnifiée par des jeux de lumières signés Luc Muscillo. Les pièces du palais à géométrie variable glissent harmonieusement au rythme de la musique. En écho, un train miniature traverse l’avant-scène de cour à jardin. Macha Makeïeff signe en outre de magnifiques costumes baroques, rehaussés de couleurs chatoyantes. Outre le plaisir d’écoute, tout concourt ici à capter le regard.
Pour mettre en exergue l’importance de Flavio, le metteur en scène nous entraîne dans un monde étrange où l’enfance est omniprésente, dans ses jeux comme dans les projections de son imaginaire. Aussi, tout ce qui se déroule sur scène paraît hors norme, disproportionné comme ce qu’un enfant peut percevoir du monde des adultes. Leurs ombres projetées envahissent les espaces confinés de la scène comme si elles étaient celles de géants. En outre, les protagonistes manipulent des marionnettes à leur effigie, ou enfilent des masques de poupée inexpressifs comme autant de dessins naïfs gribouillés par les enfants. Vivre l’action à travers les yeux d’un petit garçon (qui est en l’occurence ici une fille) met le drame en perspective.
Rodelinda est une fascinante exploration de l’âme humaine sur le thème de la lutte tumultueuse entre pouvoir et sentiments. Elle est aussi, selon le metteur en scène, « une figure de la résistance à la domination masculine ». Et à cet égard, la Rodelinda de Jeanine de Bique a bien fière allure. Dans une posture altière, la voix bien projetée au timbre corsé, la chanteuse donne à entendre avec puissance et conviction la souffrance et les passions qui traversent l’âme de son personnage. Elle propose une reine imposante et fière, dans ses contradictions et ses tourments. En Bertarido, le contre-ténor Tim Mead, à la présence charismatique, fait montre d’une grande agilité et aisance dans les vocalises et d’un aigu solaire. Ses trilles sont délicats et son chant d’une belle sobriété. De bout en bout convaincant, le chanteur sait animer le moindre récitatif par un engagement total dans la caractérisation de son personnage. Il excelle autant dans la douceur que dans le courroux du « Vivi, tiranno » faisant pleinement siens les tourments qui déchirent Bertarido. On peut alors pleinement apprécier dans cette interprétation habitée, chaque phrasé, legati et crescendi, distillés dans un chant débarrassé de toute fioriture inutile. De plus, la délicate connivence entre le contre-ténor et sa partenaire dans le dépit comme dans l’allégresse, est totale. Et quand cette synergie rencontre l’inspiration, on atteint des moments de grâce dans le sublime « Io t’abbraccio » dont le raffinement donne ici une parure subtile et émouvante à cette étreinte fulgurante en forme d’adieu.
Aux côtés des deux époux au destin contrarié, les seconds rôles ne sont pas en reste. Le ténor Benjamin Hulett confère une belle énergie à Grimoaldo et parvient à convaincre en usurpateur repenti. La mezzo Avery Amereau aux graves séduisants donne au personnage d’Eduige une forte présence. Quant à Jakub Józef Orliński, sa fraîcheur et son enthousiasme communicatifs font merveille dans le personnage d’Unulfo. Le contre-ténor témoigne des belles qualités qu’on lui connaît : une voix bien placée aux aigus sonores et une aisance physique. Il tire à l’evidence son énergie d’une belle théâtralité qu’il exprime dans une gestuelle vive et une diction stylée. Le Garibaldo de la basse Andrea Mastroni offre un contraste étonnant, entre la noblesse de la voix et les sombres desseins d’un médiocre comploteur. Pour accompagner cette distribution de haut vol, Emmanuelle Haïm, à la tête du Concert d’Astrée, déroule un tapis sonore soyeux et homogène avec le rythme dynamique et les vifs contrastes qui caractérisent sa direction dans le répertoire Haendélien. Le geste, comme toujours, est enlevé et précis même si elle semble parfois peiner à maintenir crescendo la tension de cette histoire dense et complexe.
Dans cet écrin scénique, tout concourt à convoquer avec intelligence l’imaginaire du spectateur. La musique transcende, les voix révèlent. Une belle production et une édition DVD à posséder absolument. On pourra toutefois regretter que celle-ci ne contienne pas quelques bonus, comme ce portrait diffusé le 18 mai dernier sur France 5 dédié à Emmanuelle Haïm, enregistré en partie pendant les répétitions de cette incandescente Rodelinda à Lille. Il aurait incontestablement eu sa place ici pour prolonger ce plaisir d’écoute qui capte aussi tout entier le regard.
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