Quatrième opéra composé par Meyerbeer et premier opéra écrit pour un théâtre italien, Romilda e Costanza restait le seul ouvrage lyrique italien du compositeur à ne pas disposer d’enregistrement commercial (encore que L’Esule Di Granata n’existe qu’en extraits). Réalisée sur le vif en 2019, cette captation du Festival de Wilbad (concert chroniqué à l’époque par notre confrère Maurice Salles) vient enfin combler cette lacune. L’intrigue de l’ouvrage est tellement compliquée et pleine de rebondissements invraisemblables que nous renonçons à trop entrer dans son détail. L’action, totalement fantaisiste, se déroule au Moyen Âge dans le palais des Comtes de Provence. Teobaldo, prince de Provence et fils d’Arrigo, revient victorieux d’une campagne contre le duc de Bretagne où son père a perdu la vie. Romilda et Costanza aiment toutes deux le prince : Costanza (fille de Lotario, du comte de Sisteron) a été promise à Teobaldo depuis son enfance, mais le prince a épousé en secret Romilda (fille du duc de Bretagne). Costanza conçoit des soupçons sur la fidélité de Tebaldo, et craint qu’il ne soit amoureux de Romilda, et inversement. Parallèlement, le jaloux Retello complote avec Albertone l’assassinat de son frère jumeau Teobaldo afin de prendre la place de celui-ci sur le trône. Enfin, Pierotto, frère de lait de Teobaldo, doit épouser Annina, nièce d’Albertone. Selon les dernières volontés de son père, Teobaldo doit finalement épouser Romilda (ce qui tombe bien me direz-vous puisque c’est déjà fait). Retello se propose pour épouser celle-ci, ce qui n’obligerait pas Teobaldo à revenir sur son engagement officiel vis-à-vis de Costanza, mais celui-ci refuse, à la grande confusion de Retello, Lotario, Costanza et leurs partisans. Teobaldo finit par dévoiler son mariage avec Romilda. Après une courte échauffourée, Teobaldo est fait prisonnier par son frère jumeau. L’acte II débute par quelques péripéties sans beaucoup d’importance, puis Costanza vient se lamenter sur son sort. Les jeunes mariés Pierotto et Annina lui apprennent qu’un prisonnier masqué est enfermé au château et qu’on l’a entendu crier le nom de Romilda (ce qui met en fureur Costanza). Déguisée en page, Romilda informe Pierotto de l’arrestation de Teobaldo. Costanza, qui n’a pas reconnu Romilda, fait le serment d’aider à sauver Teobaldo, et Romilda lui promet de lui livrer sa rivale (!). Pour trouver dans quelle cellule le prince est enfermé, Pierotto propose à Costanza de chanter une ballade (quel manque de psychologie…) mais son chant ne suscite aucune réponse de l’intéressé, ce qui n’est bien évidemment pas le cas quand c’est Romilda déguisée qui chante (le jeune homme répond donc à un page plutôt qu’à sa fiancée : voilà de quoi égayer les psychanalystes). Teobaldo est délivré. La petite troupe tombe sur ses ennemis et, pour faire cesser le combat, Teobaldo dévoile l’identité réelle de Romilda. Costanza essaie sans succès de tuer Romilda et Teobaldo est renvoyé en cellule. Ugo, l’écuyer de Teobaldo, surprend le projet de Retello de tuer Teobaldo. Avec les soldats restés fidèles au prince, et des paysans révoltés contre Retello, Ugo s’apprête à attaquer le château. Retello demande à Albertone de tuer Teobaldo. Costanza essaie de retourner son père afin d’obtenir son pardon et menace Retello de révéler ses complots contre son frère. Une fois vaincu, Retello accuse Albertone d’avoir assassiné Teobaldo malgré sa défense. Mauvaise idée : en définitive, Albertone, repentant, n’a pas exécuté les ordres de Retello, et Teobaldo est vivant. Comme nous sommes dans un opéra semi seria, Costanza pardonne au prince le manquement à sa parole et promet sa fidélité à Romilda.
Ce livret abracadabrantesque est dû à la plume de Gaetano Rossi, que Meyerbeer connaissait comme auteur du texte de La cambiale di matrimonio et du Tancredi rossinien. A l’instigation de Meyerbeer, il avait également composé le livret de sa cantate pour soprano et clarinette obbligato, Gli Amori di Teolinda, créée à Vérone la même année. Rossi écrira plus tard les livrets de Semiramide, d’Emma di Resburgo et d’Il Crociatto in Egitto. Le librettiste est ici beaucoup moins inspiré que pour Tancredi, ces situtations dramatiques factices n’étant guère propices à l’expression des émotions. A l’origine, l’opéra devait être créé pour le Teatro San Benedetto de Venise. Meyerbeer compose gratuitement et paye même le librettiste (pas assez, compte tenu du résultat). Voyant les sacrifices financiers que le compositeur est prêt à consentir pour son œuvre, le directeur du San Benedetto essaie de lui faire payer une partie des coûts de production. C’en est trop et l’ouvrage sera créé au Teatro Nuovo de Padoue. La première est un succès et sera reprise à Venise (contre rétribution cette fois), Florence, Milan, Copenhague et Munich.
Encore sous le choc de Tancredi, Meyerbeer est ici très influencé par le style rossinien et on retrouvera quelques formules familières qui se limitent généralement à un accord introductif, une ou deux mesures ici ou là, qui nous semblent familières. Certaines arias féminines nous évoquent au contraire une époque antérieure et même (vaguement) Mozart. L’inspiration mélodique n’est pas à la hauteur de celle du Cygne de Pesaro, toutefois la musique est plaisante et variée, et de plus en plus inspirée au fur et à mesure de l’ouvrage, comme si le compositeur se dégageait progressivement du modèle rossinien. L’orchestration est fouillée et on retrouve également ce grand sens du développement typique de Meyerbeer. A titre d’exemple, le quatuor « Ah ! vive ! è desso ! » s’articule en deux parties de près de 4 minutes chacune, puis se transforme en grand ensemble concluant la scène 1 de l’acte II (il s’agit du moment où Teobaldo est délivré grâce à Pierotto, Costanza et Romilda déguisée en page). Autre illustration avec le duo Romilda – Pierotto où Meyerbeer ne se contente pas de reproduire la même mélodie dans deux tonalités. Quoiqu’encore débutant, le compositeur cherche clairement à se démarquer des simples imitateurs de Rossini et, à ce titre, la découverte de cette ouvrage est passionnante.
L’exécution musicale n’est pas tout à fait à la hauteur des enjeux. Direction et orchestre manquent un peu de d’incisivité et de précision. A la décharge du chef Luciano Acocella, maître d’œuvre de cette résurrection et qui a reconstruit l’ouvrage, il semblerait que les corrections de la partition aient pris beaucoup de temps sur les répétitions, au détriment du travail musical et dramatique. En Romilda, Chiara Brunello a pour elle un beau médium et un timbre naturellement émouvant qui rappelle celui de Martine Dupuy. Mais les parties les plus virtuoses la voient à la peine, avec des aigus tendus autour du sol. La Costanza de Luiza Fatyol est encore moins assurée techniquement. Le timbre est intéressant et la voix dispose d’une belle assise dans le médium, mais les nombbreux contre-ut de sa grande scène de l’acte II sont autant d’épreuves. En revanche, le Teobaldo de Patrick Kabongo est absolument excellent et domine le plateau. Le ténor français d’origine congolaise a pour lui un timbre d’un beau métal, une grande musicalité et une bonne technique belcantiste, avec notamment une belle facilité à émettre des sons piano dans le registre aigu, sans recourir à la voix mixte ni détimbrer, un peu à la manière de Rockwell Blake. Sollicité jusqu’au contre-ut, le suraigu ne lui pose aucun problème. A l’occasion, il sait également émouvoir, comme dans son air (plus mozartien que rossinien) « Ombra amata ». On appréciera l’abattage du baryton Giulio Mastrototaro, dans le rôle comique du frère de lait de Teobaldo (rôle qui rappelle à l’occasion le Don Magnifico de La Cenerentola) mais là encore les moyens vocaux sont insuffisants avec trop de tensions dans le haut de la tessiture. Autre personnage comique, l’Albertone d’Emmanuel Franco est un peu léger mais plaisant si l’on passe sur un léger vibratello. Les seconds rôles sont très bien tenus, en particulier les deux basses Javier Povedano (Retello) et Timophey Pavlenko (Ugo).