Elle dit avoir voulu pour ce disque-récital (superbe) entremêler ses deux grandes amours, le bel canto italien et la langue française, la première langue étrangère qu’elle, née en Louisiane, apprit. Chanter en français, écrit-elle, « is a total dream »…
Et en effet sa prononciation du français est absolument impeccable, mais surtout cet album, à la très belle prise de son, rend pleinement justice à sa musicalité, portée par un sens souverain de la ligne, à sa virtuosité, à sa maîtrise du chant orné, à la limpidité d’un timbre qui ne ressemble à aucun autre, s’ajoutant à un je ne sais quoi de rayonnant et de sincère.
L’idée était aussi de montrer que Rossini et Donizetti quand ils vinrent à Paris (et la même chose pourrait être dite de Verdi) ne se bornèrent pas à mettre de nouveaux mots sur leur musique. A plus forte raison quand, tel Rossini pour Guillaume Tell ou pour Le Comte Ory, ils composèrent sur un livret francais.
A Dresde pendant l’enregistrement © D.R.
Rien ne se perd ou l’art du réemploi
En 1826, Rossini reprend à Paris l’un de ses opéras napolitains, Maometo II (Teatro S. Carlo, 1820), il en transplante l’action en Grèce et fait de l’air de Pamyra à l’acte II une création à la fois composite et nouvelle. Il reprend la cavatine d’Anna « Ah! che invan su questo ciglio », il emprunte la cabalette à un autre personnage (Calbo) et il fait précéder le tout d’un récitatif nouveau (« Ô patrie »). De surcroît ici, Corrado Rovaris, qui dirige une Dresdner Philharmonie à la fois opulente et précise et le Chœur de l’Opéra de Dresde, y ajoute un Maestoso avec chœur (« Ô patrie infortunée »), rarement inséré.
L’ensemble constitue une grande scène, où toutes les qualités de Lisette Oropesa sont d’entrée mises en valeur, le lyrisme expressif comme le brio impeccable du chant fiorito. Ajoutons le plaisir d’un timbre très personnel, naturellement ému et émouvant, et une clarté d’émission, une limpidité idéales.
Les longues lianes du legato
Quant à la célèbre prière de Maometo II, « Giusto Cielo, in tal periglio», elle devient « Juste ciel, ah ! ta clémence », et Rossini remplace sa bruyante introduction avec chœur « Misere !… or dove, ahimè ! » par un nouveau récitatif de pur style français, « L’heure fatale approche », qui n’est pas sans rappeler la tragédie lyrique. Ce noble style, Oropesa le soutient grâce à une articulation très maîtrisée, avant que le legato parfait de la prière ne déroule ses longues lianes.
L’aria « Sombres forêts » est lui aussi une belle démonstration de chant spianato, c’est-à-dire peu ou pas fleuri, où prévaut la régularité de l’émission, l’homogénéité de la tessiture, et une maîtrise du souffle assurant la pureté de la ligne. Du contrôle de tous ces paramètres du bel canto issu de l’art des castrats, naît l’émotion.
En concert à Pesaro © Amati Bacciardi
La roulade ou la musique pure selon Balzac
A l’opposé, l’air de la Comtesse Adèle dans Le Comte Ory, « En proie à la tristesse – Céleste providence », qui réutilise un air du Viaggio a Reims, semble un parangon de chant orné.
On le sait, Rossini écrivait tous les ornements. Parce qu’il se défiait des interprètes, dit-on parfois, soit qu’ils manquent d’imagination, soit surtout qu’ils en débordent.
Or pour Rossini la vocalise n’est pas un ornement. Elle est l’expression même, le sentiment même. Elle n’est pas un ajout, une guirlande, un colifichet, elle est partie intégrante de la musique.
« La roulade, écrit Balzac, est la plus haute expression de l’art, […] elle s’élance, elle traverse l’espace, en semant dans l’air ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent au fond du cœur. […] Elle est l’unique point laissé aux amis de la musique pure.»
Au passage, on apprécie la parfaite courtoisie d’écriture de Rossini qui amène en douceur les notes les plus hautes en les préparant par une série de vocalises ascendantes. Le chant expressif, celui des passages cantabile, reste chez lui toujours dans la zone centrale, alors que le chant orné, qui réclame moins d’expression et recourt à un émission plus légère, peut atteindre l’extrême-aigu en s’aidant de traits, d’arpèges, de volate, de vocalises en tous genres.
Il suffit de faire ce qui est écrit…
Lisette Oropesa est absolument fidèle à tous les abbellimenti notés par le maître de Pesaro et du boulevard des Italiens, hormis quelques fredaines discrètes comme un ravissant trille ajouté sur souffrance ou un mi bémol ultime, qui n’est que la reprise une octave plus haut de celui noté par Rossini… Des notes piquées impeccables, des coloratures aériennes sur sans cesse ou bonheur, bref une virtuosité parfaite et une manière de second degré, de faux pathétique très dans l’esprit de ce Comte Ory.
Lisette Oropesa et Corrado Rovaris en concert à Madrid © D.R.
Dans les années 1838 à 1842, Donizetti s’installe à Paris et collabore avec l’incontournable Scribe pour adapter son Poliuto d’après Corneille, interdit à Naples par la censure, qui devient Les martyrs (1840). Le rôle de Pauline, écrit sur mesure pour sa créatrice Julie Dorus-Gras, interprète privilégiée d’Halévy et Meyerbeer, est un nouvel exemple d’intégration des ornements à la ligne musicale, fusion du style français et du style italien, avec d’immenses vocalises traversant toute la tessiture, ici données à pleine voix.
L’ornement, c’est le sentiment même
En 1839, Donizetti propose sa Lucie de Lammermoor au Théâtre de la Renaissance où il remplace l’air d’entrée « Regnava nel silenzio » par une scène récupérée de son opéra Rosmonda d’Inghiltera, inconnu des Parisiens, composée d’un récitatif, d’un arioso, d’un cantabile et enfin d’une brillante cabalette.
Miss Oropesa * fait de tout cela un enchantement : douleur expressive de l’arioso, « Ô sombre fontaine », où l’on admire la longueur et l’homogénéité de la voix qui descend relativement bas ; puis trilles et coloratures non moins sensibles dans l’air « Que n’avons-nous des ailes ? » en duo avec l’inévitable flûte, enfin brio de la cabalette « Toi par qui mon cœur rayonne ».
Ce qui est à nouveau très beau ici, c’est que l’ornementation, les notes hautes piquées, les descentes chromatiques, les roulades, tout ce répertoire virtuose, d’une agilité technique sans faille, les accents posés judicieusement (et d’ailleurs notés par Donizetti), tout exprime le personnage, passant de la mélancolie à un ardent désir de bonheur.
Violetta à Verone (2022) avec Vittorio Grigolo © D.R.
Dans le sillage des grandes
Le récital se termine par La fille du régiment, écrit spécialement pour Paris et donné à l’Opéra-Comique en 1840.
« Il faut partir », longue cantilène dont un cor anglais obligé souligne le pathos, met en évidence une nouvelle fois les phrasés et le souffle de Lisette Oropesa, et les couleurs nostalgiques que peut aussi prendre sa voix. Legato inépuisable et vocalises constamment timbrées survolant la masse chorale, émission naturelle, souple, ni forcée ni dure.
Puis c’est d’abord avec le violoncelle que Marie dialoguera dans le lamento « Par le rang et par l’opulence », aux belles couleurs tendres, avant qu’un savant crescendo ne conduise au pimpant « Salut à la France », prétexte à trilles, roulades et autres coloratures dans le sur-aigu, tout cela troussé avec bravoure et une rayonnante allégresse.
Lisette Oropesa prend sans coup férir place parmi celles qui servirent jadis et naguère ce répertoire, les Sills, Caballé, Sutherland, Dessay et autre Damrau (liste non exhaustive) et le remirent en lumière.
* qui chantera Lucie de Lammermoor à Aix-en-Provence en juillet 2023 entourée de Pene Pati, Florian Sempey et Nicolas Courjal.
© D.R.