Le rôle de Rusalka tient une place particulière dans la carrière de Renée Fleming qui l’a mis très tôt à son répertoire et n’a jamais cessé de le chanter sur les plus grandes scènes. Sans doute ses ascendances tchèques du côté maternel y sont-elles pour quelque chose. Déjà en 1988 elle remporte le Metropolitan Opera Audition avec la célèbre Romance à la lune tirée du premier acte. Deux ans plus tard elle interprète le rôle entier à Seattle puis à Houston, San Francisco et enfin au Met où elle le propose en 97 avant de le reprendre en 2004, 2009 et enfin 2014. Entretemps Hugues Gall aura monté l’ouvrage spécialement pour elle à l’Opéra Bastille en 2002, dans une mise en scène signée Robert Carsen qui a fait l’objet d’une parution en DVD (TDK).
La production d’Otto Schenk que Susan Graham, dans sa présentation de la soirée, qualifie à juste titre de « vintage », a fait son entrée au Metropolitan Opera en 1993. Auparavant les Munichois l’avaient applaudie en 81 et les Viennois en 87. Là où Carsen, avec une virtuosité confondante, proposait un série de variations sur le thème de la symétrie et du double, le metteur en scène autrichien opte pour une lecture au premier degré et conçoit un spectacle qui se regarde comme un livre de contes pour enfants voire un dessin animé de Walt Disney, notamment dans la scène où Jezibaba prépare sa potion pour transformer Rusalka en être humain, au cours de laquelle surgissent sur le plateau des figurants déguisés en grenouilles, libellules, abeilles, écureuils et autres bestioles qui dansent autour du chaudron.
Le premier et le troisième actes se situent sur les rives verdoyantes d’un lac, entouré d’arbres et de rochers, illuminés par les rayons de la lune. Le deuxième se déroule devant une sorte de château dont les fenêtres éclairent le grand escalier qui débouche sur un jardin.
Les costumes des habitants du lac se déclinent dans différents tons de bleu et de vert qui contrastent avec les couleurs chaudes des costumes des figurants de la scène du bal et la robe rouge de la Princesse étrangère, assortie aux vêtements du Prince.
La distribution convoquée ici est sans faille : les trois nymphes, Disella Làrusdόttir, Renée Tatum et Maya Lahyani possèdent des voix parfaitement différenciées qui se marient avec bonheur. Chacune de leurs apparitions est un enchantement pour les oreilles et pour les yeux tant elles se meuvent avec grâce et légèreté.
Le marmiton de Julie Boulianne et le garde-chasse de Vladimir Chmelo forment un couple à la fois attendrissant et drôle, vocalement irréprochable.
John Relyea, entièrement peint en bleu, arbore un faux torse de culturiste et campe un Ondin au timbre de bronze, tout à fait à son affaire dans les scènes de déploration comme en témoigne l’air « Bĕda ! Bĕda ! » qui suit le ballet du deux, au cours duquel il se lamente avec une émotion perceptible sur le sort de sa fille. Au premier acte, face aux nymphes, son registre grave semble confidentiel, péché véniel au regard d’une caractérisation tout à fait idoine.
Déjà Jezibaba sur cette même scène en 1993, Dolora Zajick ne fait qu’une bouchée de son rôle de sorcière avec une voix solide sur laquelle le passage des ans n’a laissé aucune marque, ou si peu. Impressionnante de santé vocale dans les deux scènes qui l’opposent à Rusalka, elle exprime avec brio l’ironie et les sarcasmes de son personnage notamment au trois où elle se montre menaçante face au garde-chasse et au marmiton apeuré.
Emily Magee est un luxe dans le rôle épisodique de la Princesse étrangère, sa grande voix de soprano dramatique en fait une véritable rivale pour la Rusalka de Renée Fleming.
Piotr Becazala, en grande forme, campe un prince tout à fait crédible tant sur le plan physique que vocal. Son timbre clair, homogène jusqu’au contre-ut parfaitement sonore qu’il émet troisième acte fait ici merveille tout comme l’élégance de sa ligne de chant. Remarquables également, les demi-teintes en voix mixte de ses dernières répliques lorsqu’il meurt dans les bras de Rusalka.
Quant à Renée Fleming, elle propose une composition absolument époustouflante. Si, avec le temps, la voix a perdu un peu de son moelleux, le timbre a conservé sa fraîcheur et sa luminosité jusque dans l’aigu, émis avec facilité, ce qui lui permet, vingt-cinq ans après sa prise de rôle, d’être encore une Ondine crédible, d’autant plus qu’elle a mûri son interprétation. A cet égard, l’invocation à la lune est une des plus sensibles qu’elle ait enregistrées. Crédible, sa Rusalka l’est également à l’image, la cantatrice ayant conservé une silhouette juvénile. Le couple qu’elle forme avec Beczala est parfaitement assorti.
Au pupitre, Yannick Nézet-Séguin propose une direction nerveuse et brillante, et tire de son orchestre des sonorités chatoyantes du plus bel effet notamment dans le ballet où les cuivres rutilants de l’Orchestre du Metropolitan Opera sont particulièrement mis en valeur.
Signalons pour finir que dans l’édition en Blu-Ray, il y a par moment un décalage entre le texte chanté et les sous-titres français qui va en s’accentuant jusqu’au troisième acte où l’action devient difficilement compréhensible.