Trente ans après sa diffusion télévisée en direct, cette vidéo sort des archives du Met pour être commercialisée en DVD, honneur que ne connaît pas officiellement la production historique du tandem Chéreau/Boulez. Lulu avait fait son entrée tardive au Met en 1977, dans la version en deux actes, et la mise en scène de John Dexter avait bien vite été redonnée, complétée par un troisième acte tout neuf, un an et demi après Paris. C’est d’ailleurs cette Lulu sans mystère ni sensualité qui était encore reprise à New York au printemps 2010.
Evidemment, en 1980, l’heure n’était pas à la relecture d’un opéra alors particulièrement rebutant pour le public d’outre-Atlantique. John Dexter en offre donc une simple lecture, plate mais respectueuse du livret, sans l’esthétisme glacé dont les décors de Richard Peduzzi paraient l’œuvre à Paris. Nous sommes vers 1910 (les robes entravées et turbans à la Poiret, l’intérieur Art Nouveau du peintre), avec des décors et costumes un peu ternes, un peu prudes – Lulu est toujours très décemment vêtue – et le film qui occupe le centre de l’œuvre se réduit ici à une projection d’affreux dessins sépia.
Teresa Stratas avait assuré la première de la version en trois actes à New York, mais comme elle était indisposée le soir de la retransmission filmée, c’est hélas sa doublure, Julia Migenes, qui fut immortalisée. Dans la conception de John Dexter, le personnage est un monstre froid, aux motivations impénétrables, qui ricane parfois, mais dont le visage généralement impassible n’exprime pas grand-chose d’autre que l’indifférence. Et en entendant Julia Migenes, on mesure une fois de plus l’ampleur de l’opération marketing qui fut nécessaire en 1984 afin de faire passer pour une Carmen celle qui, à part un physique hispanique, n’avait à peu près rien pour interpréter l’héroïne de Bizet. Dans Berg, on la sent plus à son affaire ; elle est à l’aise dans ce genre de musique, mais en termes d’incarnation l’on n’est pas loin d’un service minimum, par rapport au personnage combien plus vénéneux qu’ont su proposer d’autres interprètes. Le Lied der Lulu passe relativement inaperçu, et le bas de la tessiture lui échappe (les graves sont inaudibles ou couverts par l’orchestre).
Ce sont en revanche ses aigus qu’Evelyn Lear avait perdu au début des années 1970, après avoir été notamment une très séduisante Lulu dans les années 1960. Sa Geschwitz tout sucre et tout miel est parfaitement en place et se montre déchirante au dernier tableau, avec de mémorables gros plans sur son visage quand Lulu se fait assassiner.On retrouve en outre deux piliers de la distribution parisienne, Franz Mazura et Kenneth Riegel, deux excellents chanteurs-acteurs ; Schön père et fils tenaient là leurs meilleurs titulaires à l’époque.Andrew Foldi campe un Schigolch plus vrai que nature, très asthmatique, et miteux au possible.
Alors qu’en général, la salle du Met se vidait de moitié dès le premier entracte, le jeune James Levine, lui, n’avait pas peur de la partition, dont il s’empare avec une fougue réjouissante et qu’il sait faire sonner, à la tête d’un orchestre qu’on aurait pu croire alors rétif à cette musique. A noter que ce DVD n’offre de sous-titres qu’en anglais, et encore, ils ne rendent qu’une partie du texte, en laissant de côté beaucoup de nuances, voire des phrases entières !