En novembre 2022, Déjanire effectuait un retour triomphal, en version de concert, à Monte-Carlo plus d’un siècle après sa création dans ce même théâtre. Maurice Salles nous contait alors la genèse de cet opéra, le treizième et dernier de Saint-Saëns. Musique de scène déposée à l’origine sur une pièce de Louis Gallet, la partition fut transmutée par le compositeur en tragédie lyrique à la suite d’une demande conjointe d’André Messager, pour l’Opéra de Paris, et de Raoul Gunsbourg, pour l’Opéra de Monte-Carlo.
Un enregistrement préalable à l’exhumation monégasque achève d’extirper l’œuvre du purgatoire dans lequel l’avait enfermée ses contemporains, la jugeant « antimoderne » – nous dit Vincent Giroud dans un des textes d’accompagnement du livre-CD édité par le Palazzetto Bru Zane, le 39e de la collection « Opéra français ».
La valeur de ce jugement sera laissée à l’appréciation de chacun – « Ne peut-on voir dans ce classicisme à contre-courant une anticipation du néo- classicisme des années vingt ? », poursuit Vincent Giroud. L’enthousiasme au lendemain de la première fut unanime, si l’on s’en tient aux « avis de la presse » sélectionnés. Le 15 mars 1911, Gabriel Fauré écrivait dans Le Figaro : « Il ne semble pas qu’il soit nécessaire, quand il est question de Saint-Saëns, de vanter la tenue, la dignité du style, la supériorité de la technique, la justesse de l’expression, l’intérêt orchestral. Car il n’est guère de musicien, en France ou ailleurs, dont les œuvres soient, au même degré que les siennes, une source et beaux et hauts enseignements ».
Mieux vaut ne pas trop promettre pour ne pas décevoir. L’intention ici est moins de débusquer un chef-d’œuvre oublié que de complémenter le portrait musical d’un compositeur, et d’une époque. Si les opinions sur Déjanire peuvent diverger, nul ne contestera le soin porté à cette tentative de réhabilitation, menée depuis une dizaine d’années de manière plus large par le Palazzetto Bru Zane sur tous les opéras de Saint-Saëns – cinq titres ont déjà été tirés de l’oubli : Les Barbares ; Proserpine ; Le Timbre d’argent ; La Princesse jaune ; Phryné.
La direction de Kazuki Yamada se présente comme un modèle d’équilibre, consciente des enjeux de cette musique, de ses impératifs dramatiques, de ses obligations de clarté et de transparence – conditions indispensables pour contourner sans encombre le récif du pompiérisme. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo renoue avec ses racines – les cordes en premier lieu –, conscient du rôle expressif qui lui est dévolu. Le chœur dispose de quelques pages à même de faire valoir sa cohésion sur un large éventail d’affects – dont, au premier acte, le dantesque « comme la Ménade en délire ».
Comme souvent, le disque module l’impression laissée par le concert. Le rééquilibrage de la balance sonore empêche Anna Dowsley, qui chante Phénice – la confidente de Déjanire –, de « faire de l’ombre » à Kate Aldrich. Dans un rôle subalterne qui n’exige pas la plus belle voix du monde, la mezzo-soprano australienne a pour seul désavantage une prononciation pâteuse – désavantage qu’elle partage avec ses partenaires féminines, hélas !
Les éclats de Déjanire, l’épouse trahie, ses traits acérés consubstantiels à ses récriminations jalouses trouvent en Kate Aldrich une interprète engagée, proche de la virago par la largeur du vibrato et l’abus de couleurs vives. La conduite plus mesurée de « Triomphant de multiples épreuves », son air du 3e acte, et plus loin de l’arioso « j’ai chargé ce tissu », tempére ce portrait au vitriol.
Iole n’en paraît que plus angélique – le contraste entre les deux héroïnes est un des atouts de l’enregistrement. Chacune des apparitions de la jeune femme fait l’effet d’un halo de lumière. Timbre doux et fruité comme un smoothie, pureté d’émission, subtilité des modulations : Anaïs Constans serait idéale si, comme déjà relevé, la diction française ne laissait à désirer.
A l’inverse, les protagonistes masculins s’affirment des modèles de déclamation et d’articulation. Chaque parole, et au-delà du texte, chaque intention sous-tendue par le mot, demeure intelligible. Oui, le rôle de Philoctète est trop court lorsqu’il a pour interprète un baryton de l’envergure de Jérôme Boutillier. Celui qui fut en 2016 une des révélations classiques de l’ADAMI figure aujourd’hui parmi les meilleurs dans sa catégorie. A l’écoute de cette voix d’airain, de ce legato imparable, de cette noblesse théâtrale qui n’a rien d’ampoulé, on entrevoit avec gourmandise l’étendue des possibles en termes de répertoire dans les années à venir.
Dans un rôle de fort ténor, conçu aux dimensions supposées héroïques d’Hercule et à celles réelles de Lucien Muratore, Julien Dran n’en finit pas d’étonner. La voix s’est élargie, assouplie aussi sans rien perdre de son maintien, cette réserve qui pouvait sembler raideur. Comme libéré, le ténor emplit tous les aspects du rôle, du lion rugissant dans le brasier final à l’amant délicat et rêveur dans « Viens, Ô toi dont le clair visage », l’air du quatrième acte auquel Hercule doit d’être resté ténor lors de la réécriture de la partition. Avec de tels chanteurs, l’opéra français a de beaux jours devant lui.