On commençait sérieusement à se poser des questions. La loi des séries voulait-elle que tous les compositeurs français du XIXe siècle n’aient livré que des mélodies désespérément strophiques et d’un intérêt limité ? Dans sa louable entreprise d’exploration, le Palazzetto Bru Zane avait d’abord enchaîné les mauvaises pioches, touchant le fond avec Lalo, après un Félicien David guère plus enthousiasmant. Heureusement, le disque Godard avait déjà entrepris de remonter la pente. Et voici qu’un premier CD consacré à Saint-Saëns achève de dissiper les pires craintes, et à susciter les plus vifs espoirs pour les mélodies avec orchestre enregistrées par Yann Beuron, à paraître prochainement.
Trois visages de Saint-Saëns sont présentés par ce disque de mélodies pour voix et piano. D’abord, la face exotique, assez bien connue, grâce à la Symphonie algérienne et aux thèmes rapportés par le compositeur de ses séjours réguliers au Maghreb. C’est à l’orientalisme si en vogue tout au long du XIXe siècle que se rattache le tout premier cycle de mélodies conçu par Saint-Saëns, d’après Les Nuits persanes d’Armand Renaud. On songe aux « Adieux de l’hôtesse arabe » de Bizet, mais le père de Samson et Dalila dépasse ce cadre étroit pour livrer six pages pittoresques et contrastées ; Chrystelle Di Marco avait enregistré « La Solitaire » dans son disque Rêves d’Orient, mais il restait à découvrir l’ensemble du recueil.
Deuxième face, l’historicisme, aujourd’hui oublié, mais qui compta beaucoup dans la carrière d’un compositeur qui ne manquait pas une occupation de rappeler qu’il avait étudié les œuvres des musiciens français de la Renaissance pour les ballets de ses grands opéras, Etienne Marcel ou Henry VIII. Et l’on sait que Saint-Saëns fut le premier éditeur des œuvres complètes de Rameau entreprise en 1895 par l’éditeur Durand. Les Cinq Poèmes de Ronsard et les trois Vieilles Chansons se rattachent à cette inspiration qui, si elle relève parfois du pastiche, n’en est pas moins personnelle.
Troisième face, moins connue encore, représentée par La Cendre rouge, cycle achevé en 1914 à partir de dix poèmes de Georges Docquois, où s’expriment divers états d’âme sans recourir à la distance géographique ou temporelle. Saint-Saëns y lutte à armes égales avec ses contemporains et s’approche des réussites d’un Fauré dans le même domaine.
Comme pour les précédents volumes, c’est à Tassis Christoyannis que le Centre de musique romantique française a confié le soin d’interpréter ces pages bien oubliées. La sensibilité du baryton est une précieuse qualité, qui correspond à merveille avec l’humeur mélancolique de plus d’une mélodie. L’artiste sait aussi trouver la truculence nécessaire à certaines, comme « Grasselette et Maigrelette », et l’on apprécie particulièrement le ton rêveur qu’il prête au « Tournoiement », conclusion des Mélodies persanes. Et comme Saint-Saëns jouit de son vivant d’un grand prestige en tant que pianiste de concert, on ne s’étonnera pas que la partie de piano soit particulièrement soignée dans ces pages, où Jeff Cohen trouve amplement de quoi exercer ses (grands) talents.