Ce disque fut, à sa sortie en 1973, le premier enregistrement jamais réalisé de Sapho, et en tant que tel, il fut d’abord inestimable. Cinq ans après, le coffret réunissant autour de la grande Renée Doria une distribution francophone vint évidemment changer la donne. Le live du Festival de Wexford en 2001 ne modifia guère les choses ; peut-être aurait-il fallu enregistrer le spectacle donné en 2003 dans le cadre de la Biennale de Saint-Etienne pour essayer de rivaliser avec la version Doria. En résumé, sur trois versions, deux sont interprétées dans un sabir plus ou moins compréhensible. C’est ici la Société des Nations, un véritable festival de voyelles trop ouvertes ou trop fermées, trop nasales ou pas assez, où « fuir » est systématiquement prononcé « fouir » et où le moindre passage de diction rapide devient un salmigondis impénétrable. Quand les différents personnages doivent chanter en provençal le célèbre « O Magali, ma bien-aimée », c’est encore une autre paire de manches. On ricane en entendant ce dialogue entre Fanny et Jean : « Comment vous nommez-vous ? – Jean Gaussin. – De Provence ? – Ça s’entend ? – Pas beaucoup ». Non, en effet, ça ne s’entend pas beaucoup : le jeune homme arrive d’Ecosse et la demoiselle débarque de Vancouver. Au moins Divonne, avec ses « Té, Bou Diou » et ses « Pitchoune », vient-elle de zones plus méditerranéennes, mais plus proches de l’Adriatique que de Marseille.
La Fanny de Milla Andrew n’est pourtant pas à dédaigner, même si on ne saurait voir en elle une nouvelle Emma Calvé, pour qui le rôle fut conçu par Massenet. A cheval sur la tessiture de mezzo et celle de soprano (elle avait à son répertoire aussi bien Butterfly que la Sorcière dans Hansel et Gretel), elle a une indéniable présence. Tour à tour légère et véhémente, elle respecte les instructions du compositeur qui lui fait crier toutes sortes de noms d’oiseaux à ses adversaires. Evidemment, la superbe Thaïs que fut notamment Renée Doria sait mettre infiniment plus de volupté dans « Pendant un an je fus ta femme », par exemple. Alexander Oliver est un ténor « de caractère », autrement dit, un ténorino nasal et pointu ; même s’il chante toutes les notes, il manque d’étoffe pour camper un héros crédible. Il a de plus une fâcheuse tendance aux glissandos descendants du plus mauvais effet. Sapho a beau être, avec La Navarraise, l’un des opéras où Massenet flirte avec le vérisme, cela n’excuse pas le « dégueulando » systématique.
Laura Sarti prête à Divonne son beau mezzo et fait exister son personnage de mère du héros. Jenny Hill ne se tire pas aussi bien du rôle difficile d’Irène, dont elle ne peut éviter de faire une sœur un peu crispante de la Sophie de Werther. Bernard Dickerson chante comme le Maître de cérémonie dans Cabaret. Les voix graves (Caoudal, Césaire) s’en tirent plutôt moins mal, mais leur rôle est tellement minime que c’est une maigre consolation. Si l’on ajoute à tout cela une qualité sonore très aléatoire, avec souvent un souffle assez fort, et de petits bruits réguliers, comme si le repiquage avait été fait à partir d’un trente-trois tours rayé, on comprend qu’il s’agit là d’un enregistrement tout à fait dispensable, à moins qu’il ne soit redevenu incontournable, aussi longtemps que la version Renée Doria restera indisponible…