Les cycles de Schubert sont pour les ténors férus de Lied (et bien des barytons) une sorte de passage obligé, un passage initiatique, une entrée dans la cour des grands. Julian Prégardien, dont la carrière prend ces dernières années un envol spectaculaire, se plie au jeu avec, semble-t-il, un bonheur immense et signe ici pour Harmonia Mundi une réussite absolue, soutenu par la complicité sans faille de Kristian Bezuidenhout, lui aussi grand familier du répertoire.
Deux éléments frappent dès la première écoute : le chanteur introduit dans son chant des ornementations à foison, largement justifiées pour des Lieder strophiques où la mélodie un peu répétitive revient trois, quatre ou parfois même cinq fois, mais l’oreille n’est pas habituée à tant de liberté.
Volonté de démystification, de ré-appropriation d’un répertoire hyper connu, affirmation jubilatoire de sa liberté d’interprète, l’auditeur jugera. C’est probablement une façon pour Julian Prégardien de retrouver le caractère d’improvisation de ces pièces composées sans prétention, auxquelles le temps a fini par donner le statut de chef-d’œuvre intouchable, mais qui à l’origine étaient conçues pour de sympathiques soirées entre amis, sans plus d’ambition que de divertir un public d’amateurs éclairés. Alors peut-être les puristes seront-ils incommodés, l’auditeur se sentira-t-il dérangé dans ses habitudes, mais c’est tant mieux. Ces ornements guidés par le sens sont très subtilement choisis, tantôt font écho à un mélisme issu de la partie de piano tantôt reprennent un motif déjà entendu ailleurs, et maintiennent constamment l’oreille en alerte.
L’autre élément caractéristique, c’est l’énorme diversité de timbre et l’étendue de la palette de couleurs des deux artistes, les aigus en demi-teinte du chanteur, d’une confondante tendresse, sa diction claire et parfaite, tous éléments qui permettent au duo de mettre sans cesse le texte en avant, d’en éclairer le sens et la poésie, et de rendre ainsi justice au génie de Schubert qui transcende ces poèmes un peu convenus.
Le choix d’un accompagnement au pianoforte n’est évidemment pas anodin : le son de l’instrument, une très belle copie récente d’un instrument viennois, un Conrad Graf de 1825, particulièrement juste et bien réglé, permet au chanteur des nuances plus piano, un accord plus tendre entre l’instrument et la voix, ce qui nous offre des moments d’intense bonheur (comme l’attaque tout en délicatesse de Wohin ?) qui sonnent comme des caresses pour l’oreille.
On pourrait détailler chaque pièce, souligner l’étonnante facilité technique et la légèreté de Ungeduld, la délicatesse et le charme confondants de Morgengrüss, un des sommets de cette interprétation, l’émotion contenue et la douceur de Tränenregen, avec une étonnante incursion dans le registre le plus grave, le caractère parfaitement désespéré de Die liebe Farbe, tout en pudeur lorsqu’il s’agit d’évoquer la mort, sentiment qu’on retrouve encore dans le très célèbre Trockne Blumen, pour aboutir à l’apaisement dans la douleur (Des Baches Wiegenlied), sans plus aucun ornement, le texte dans sa vérité la plus désespérée.
L’énorme diversité de couleurs, la grande expressivité du chanteur qui n’hésite pas à produire quelques sons criés, toujours justifiés par le texte, (comme par exemple pour exprimer la colère ou la jalousie dans Am Feierabend, ou pour souligner le tir du chasseur dans Der Jäger) ne nuit en rien à l’homogénéité du cycle, parcouru comme un long récit, principalement guidé par la narration, toujours projeté vers l’avant, jamais pris par le piège de l’auto-contemplation.
Et quand bien même on aurait passé tout cela au crible, on n’aurait encore rien dit du charme envoûtant qui se dégage de l’ensemble, charme qu’on doit sans doute à la très grande sincérité du chanteur, à la très grande complicité qui unit les deux interprètes, à leur infinie connaissance de ce répertoire jusque dans ses moindres détails, à leur volonté d’en donner une version résolument intemporelle, débarrassée de tout engoncement, uniquement guidée par l’enthousiasme et par le sens, principal créateur d’émotion.
Merci messieurs et chapeau bas !