Comment dire en peu de mots tant d’impressions fugitives, changeantes, fortes ou ténues, disparues avant d’avoir le temps de les préciser.
Parmi cent autres qualités, Samuel Hasselhorn a la prestesse. Tout va comme le vent. Un Voyage d’Hiver avec lui glisse aussi vite qu’un traîneau sur la neige (souvenir d’un concert récent avec le subtil Fabrizio Chiovetta au piano).
Ce n’est pas qu’Hasselhorn aille à un tempo plus vif que d’autres. C’est qu’il se passe mille choses. Talent versatile, nerveux, aigu. Technique taillée pour la course, évidemment, et qui n’a peur de rien. Raffinement des détails, élan du geste. Sophistication et fougue en même temps.
À quel Liedersänger se vouer
Cela dit, on écoute La Belle Meunière, on se remet en mémoire d’autres versions, et bientôt on ne sait plus à quel Liedersänger se vouer. Et si la meilleure, c’était toujours celle qu’on est en train d’écouter ? Il y a les jeunes loups trentenaires, les Schuen et Krimmel qu’on a salués ici, mais auparavant, l’évident Fischer-Dieskau, Goerne bien sûr, le magnifique Florian Boesch (2013, avec Malcolm Martineau – merveilleux tous deux, écoutez-les toutes affaires cessantes !) – et côté ténors Julius Patzak (alt Wien à lui tout seul) et le séraphique Eric Tappy, et les Pregardien père et fils… On ne sait pas, on ne sait plus…
Mais revenons à Hasselhorn. Sophistication, oui, et juvénilité. Rien ne lui semble impossible et il s’ébroue. La voix est peut-être la plus belle de toutes. Elle a la profondeur, la souplesse, la projection, le galbe, l’éclat, un sex appeal à la Don Giovanni. Un je ne sais quoi de conquérant, de chevaleresque, de désinvolte. Rien à voir avec les sombres ruminations de Goerne ou d’un Gerhaher, plein d’usage et raison.
Chez certains, Die schöne Müllerin semble un Winterreise avant l’heure. Un autre chemin vers la mort. Car c’est bien de son dernier sommeil que dort à la fin le meunier. Mais celui d’Hasselhorn n’a pas de ces pressentiments. Il palpite de vie, amoureux, ardent, flamberge au vent.
Écoutez l’enthousiasme viril de Das Wandern, à peine estompé par les demi-teintes sur « die Steine », comme si les roues butaient sur une pierre et ralentissaient, et puis ça repart et dès lors quelle hâte à découvrir le monde ! Et quelles promesses de vie.
Un partenaire pianiste de haute volée
Il faut dire qu’il a un compagnon de route éblouissant : Ammiel Bushakevitz lui offre son incroyable richesse de toucher (et la prise de son accorde au piano une présence égale à celle de la voix). A-t-on jamais entendu telle fluidité et sextolets plus liquides dans Wohin ? ! Qui d’ailleurs s’alentissent sur la quatrième strophe : le meunier, un rien cyclothymique, s’interroge, est-ce le bon chemin, question quasi métaphysique, repart, puis s’arrête à nouveau sur la dernière strophe. Passage en voix mixte, furtif et délicat.
Et puis dans Halt ! les notes piquées de la main gauche se feront presque sauvages et la voix à nouveau bondissante, cambrée, fière, altière, c’est l’aventure, c’est Humbolt partant pour le Nouveau-Monde !
Saisissant enchaînement sur l’interrogation « War es also gemeint ? », dernier vers de Halt ! et premier de Danksagung an den Bach. Piano au fond des touches, alanguissement, rêverie amoureuse toute en nuages et en ivresse incertaine, volupté des songes.
Bravache et fragile
Tout cela uniquement par les couleurs de la voix qui peut se faire métallique et coupante, sur un piano chevaleresque, puis tout à coup angélique (étonnant passage en voix de tête sur « Allen eine gute Nacht » dans Am Feierabend). Alterner ce ton bravache et une presque mièvrerie de brodeuse, la clarté naïve d’un registre haut lumineux, étirer le temps jusqu’à l’immobiliser, la voix se faisant presque blanche (Der Neugeriege), puis s’enfiévrant, s’exaltant, jusqu’à l’héroïsme, haussée au-dessus d’elle-même par la force de l’amour, avant de retomber vers la fragilité ineffable de « stummmen Mund » (Ungedulg). Ah ! l’avant-dernier « Dein ist mein Herz », tout en confidence-repli-effroi de son audace.
Quelque chose d’halluciné dans l’incarnation, traduit par une technique de haut vol.
Pointillisme ou maniérisme, dira-t-on. Peut-être, mais on disait la même chose de Fischer-Dieskau.
Polychromie vocale
Un Morgengruss tour à tout suave-délicat-incrédule-désemparé, sur le toucher confit du piano, puis viril-décidé sur « Nun schüttelt ab der Traüme Flor » (Secouez maintenant le voile de vos rêves !), replongeant ensuite dans la déréliction et le blafard, un Des Müllers Blumen d’une tendresse de ländler, un Tränenregen comme une soirée de Kaspar Friedrich sous la lune. Et cette gourde de meunière qui prend les larmes du garçon pour les première gouttes d’une averse… Aucune insistance sur l’ironie amère, ni par Schubert, ni par l’interprète.
L’inventaire de la palette vocale d’Hasselhorn n’en finirait pas… L’accelerando de Mein jusqu’à la jubilation éclatante de « Die geliebte Müllerin ist mein », la voix qui peut aller du chuchotis au considérable, mais aussi l’art de l’allègement (Pause), une fugace nuance piano que bouscule soudain un sforzando comme un défi, avant la rechute dans une délectation, certes morose, mais voluptueuse, la volupté d’un timbre rayonnant de beauté (après tout ce meunier est un peu chanteur aussi).
Soudain l’inquiétude et la jalousie
Apparition d’un chasseur. Nous voilà chez Weber (ou chez Schumann). Ça galope dans la forêt allemande. Il a fringante allure ce chasseur qui veut entrer dans la clairière de la meunière. Danger ! La voix s’insurge et trouve des éclats métalliques pour ferrailler avec ce rival qui rôde.
Éblouissant, Eifersucht und Stolz : la panique met le feu dans l’âme du meunier, seul le ruisseau pourrait éteindre les flammes. Le piano court la poste, la voix monte sur ses grands chevaux (des alezans en l’occurrence). Élégance bondissante, mais aussi crainte éperdue : les éclats de puissance s’entrouvrent sur une inquiétude sotto voce, la voix blêmit un instant pour suggérer la jalousie, furtive comme une brume passagère : « Sahst du sie gestern abend nicht / am Tore stehn, / Mit langen Halse nach der grossen Strasse sehn ? – Ne l’as-tu pas vue hier soir à la porte, avec le cou tendu, regarder vers la grand-rue ? » Souplesse de la voix qui d’une brève inflexion suggère le doute, l’effroi. Et puis la galopade, celle du ruisseau fraternel, reprend. A toute vitesse – tout cela ne dure que 1’45’’.
Un voile blafard se pose sur la voix qui se détimbre sur un fa dièse obsédant qui n’en finit pas de tinter (Die liebe Farbe) avant qu’elle ne retrouve toute sa superbe (Die böse Farbe) et sa formidable polychromie, son énergie, tout l’éclat de moyens vocaux qui semblent sans limite, non moins vigoureux que ceux de Bushakevitz, au piano orchestral, tempétueux ! Violence, fierté, derniers éclats. La suite ne sera plus que déréliction.
L’art de mourir
La tristesse de Trockne Blumen semble sans remède, l’horizontalité de l’incipit, le texte distillé, l’avancée à pas de loup, les silences suspendus, une délicatesse osera-t-on dire féminine, jusqu’à l’éveil du printemps, l’éclat solaire, la voix rutilante, éblouissant les vers ultimes « Der Mai ist kommen, der Winter ist aus », bref sursaut.
Particulièrement remarquable, Der Müller und der Bach, l’une des plus belles mélodies du cycle : Hasselhorn, qui à ce stade n’a plus rien à prouver, ose une simplicité dénudée, et l’on entend dans la voix comme un soupçon de fragilité – voulue évidemment –, un peu d’incertitude dans le timbre, une brisure légère. La réponse du ruisseau sera comme une romance rassurante, charmeuse, consolatrice.
Mais le meunier ne veut plus être rassuré, il aspire au repos sous terre et il y a de la fermeté dans sa réponse. Au plus près de lui-même. De la certitude d’avoir accompli son parcours.
Des Baches Wiegenlied sera une berceuse désolée, en confidence. Le ruisseau berce le meunier mort. Tout n’est plus que douceur, il y a du sourire dans la voix, le moment n’est plus au chant à grand spectacle.
Un piano très au fond des touches.
Limpidité dénudée du timbre, intériorité, tendresse du ruisseau, passages en voix mixte, mais sans plus d’effets, la mort est passée et tout est bien, tout se ralentit, la voix s’efface dans la nuit, s’éloigne. S’éteint.
Ne reste que le postlude du piano, qui meurt comme s’arrête une boite à musique au bout de son ressort.
Une très grande version d’un cycle inépuisable. A écouter absolument. A joindre à toutes celles dont nous ne saurions nous passer.