Au moment de glisser le CD dans son lecteur, les attentes sont très élevées. Absente du disque classique depuis une éternité, ayant fait ses adieux à l’opéra en octobre 2013, Natalie Dessay revient aux mélomanes avec un album Schubert, compositeur qu’elle n’avait jamais enregistré jusqu’ici. Quand on mesure la force des émotions qu’elle a données à tant d’auditeurs, combinée à sa méticulosité bien connue, on espère inévitablement une lecture marquante. Les premières mesures de « Liebesbotschaft » ne déçoivent pas, mais elles désorientent. Entendre cette voix qui a été si familière dans tant de rôles d’opéra (au point de s’identifier complètement à eux pour les plus jeunes des lyricophiles) chanter du lied est simplement étonnant. Ce timbre en forme de pointe acérée, cette respiration parfaite, ces aigus stratosphériques, cette clarté de la ligne ont quelque chose d’inouï dans un répertoire qui est généralement servi par des profils tout autres.
La première surprise passée, et pour peu qu’on accepte de jouer le jeu, les qualités bien connues de la soprano refont surface : justesse, sobriété, compréhension intime du texte, et surtout qualité incomparable de la diction allemande. On a beau savoir qu’elle a chanté Mozart et Richard Strauss, le lied exige d’autres qualités de déclamation. Natalie Dessay semble n’avoir aucune difficulté à restituer toutes les nuances de ses textes, les infinitésimales variations d’atmosphère, les accents toniques et autres fin de phrases piégées, tout en gardant une ligne souveraine et en refusant catégoriquement l’expressionisme. Exemple : son « Erlkönig » où elle parvient à différencier les quatre personnages (narrateur, enfant, père et roi) avec autant de naturel que d’éloquence. Et n’importe quel étudiant en lettres germaniques pourrait retranscrire le poème en l’écoutant chanter. Pour une soprano colorature, l’exploit n’est pas mince, et à saluer d’un grand coup de chapeau.
Non contente de réussir les pièces « dramatiques », Natalie Dessay tire aussi son épingle du jeu dans les lieder contemplatifs. Là où la voix se retrouve nue, comme l’âme solitaire chantée par Schubert. Pourtant, les puristes auront raison de souligner que les années ont passé sur ce chant qui fut le plus beau de sa génération et de sa tessiture. Les aigus de « Du bist die Ruh » exposent un vibrato qui peut gêner, mais l’artiste transcende ses faiblesses en les transformant en preuve tangible de fragilité face au Destin et à la Douleur, deux matrices de l’œuvre de Schubert. L’identification entre l’interprète et le répertoire qu’elle chante atteint là une sorte de perfection, marque de fabrique de la soprano dans presque tout ce qu’elle a abordé.
Ce n’est pas diminuer son mérite de dire que Philippe Cassard joue un rôle essentiel dans cette réussite. D’abord, Natalie Dessay a eu l’intelligence de choisir un partenaire dont le jeu délicat et perlé s’accorde miraculeusement à son timbre. Ensuite, ce n’est pas en faisant beaucoup de son ou en tirant la couverture à soi que le pianiste impose son autorité. C’est au contraire par la discrétion voulue, travaillée qu’il s’impose à tout instant, faisant murmurer son instrument à chaque fois que la chanteuse ose un détimbrage, anticipant toutes ses intentions, réagissant à toutes ses trouvailles. Et comme cette discrétion se transforme en assurance lorsque les concepteurs du CD ont la bonne idée de lui laisser la version pour piano seul transcrite par Liszt du « Auf dem Wasser zu singen » ! Cet art du « give and take », cette faculté de passer de l’ombre à la lumière signe la marque des accompagnateurs d’exception. On n’oubliera pas de mentionner la clarinette de Thomas Savy, tour à tour onctueuse et virevoltante. Les trois artistes transforment le « Pâtre sur le rocher » en ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un hymne à la joie au format schubertien, pourtant écrit aux portes de la mort. Avec cet album, Natalie Dessay a réussi son pari, si risqué au départ. A quand les CD Schumann, Brahms et Wolf ?