Confier les lieder de Schubert à un grand orchestre ? L’idée paraît saugrenue. Schubert est le musicien de l’intime, celui qui s’adresse à l’auditeur de la façon la plus directe. Une sorte de « cœur-à-cœur » s’engage à chaque fois qu’on l’écoute, un dialogue où tout est murmuré, dans une ombre propice aux confidences les plus personnelles. « Dureté du monde, douceur de Schubert » (André Comte-Sponville).
Cette interaction qui rend le compositeur irremplaçable survit-elle en passant du piano au format symphonique ? La réponse est nuancée et dépend à la fois de la nature du lied et de la manière de procéder de l’orchestrateur. « Gruppe aus dem Tartarus » , avec sa rhétorique et son geste large, gagne encore en effet grâce à l’habileté de Brahms, allant jusqu’à rivaliser avec les réalisations plus tardives de Mahler ou de Richard Strauss. « Erlkönig », qui n’est rien d’autre qu’un petit opéra, a visiblement offert beaucoup de plaisir à Berlioz, qui en fait une cantate aussi haletante que colorée. A l’autre bout du spectre, « Im Abendrot » et sa sérénité s’accommodent mal de la surcharge en cuivres et bois voulues par Reger. L’accompagnement original au piano offre paradoxalement plus de variété. Cependant, chaque lied est intéressant, parce que les procédés mis en place par chaque époque pour transcrire Schubert sont différents, et parce que le talent mélodique du compositeur est si puissant qu’il résiste à bien des bizarreries.
Pour réussir la transition d’une forme d’accompagnement à l’autre, le choix d’un orchestre d’instruments anciens s’avère judicieux. L’Insula orchestra offre une transparence, une pureté des timbres et un fruité qui, en plus d’être remarquables pour un ensemble aussi jeune (année de fondation : 2012 !), permettent de combiner la légèreté du piano et les textures soyeuses d’un accompagnement symphonique. Les bois méritent un coup de chapeau particulier. C’est un festival de toutes les sonorités imaginables lorsque l’on souffle dans du végétal, un vrai pépiement en provenance directe du jardin d’Eden. Laurence Equilbey connait les atouts de sa phalange, et elle joue à fond la carte de l’hédonisme sonore. Surprenant de la part d’une interprète que beaucoup s’obstinent à percevoir comme une janséniste de la musique.
Stanislas de Barbeyrac se taille la part du lion, avec sept lieder. Ses qualités de ténor schubertiens sont évidentes : ligne claire, sans chichis, timbre pur, soin du mot et capacité à dire un texte jusque dans ses moindres recoins poétiques. La jeunesse de ton, la naïveté (pourtant probable résultat d’un travail acharné) donnent plus d’une fois à l’auditeur le sentiment d’entendre Schubert lui-même, perdu entre amour et douleur, toujours en chemin vers un ailleurs où la joie lui sourira enfin. Tout autre esthétique avec Wiebke Lehmkuhl. Les moyens sont imposants, immenses même, ceux d’une mezzo-soprano « hochdramatisch » en devenir, type Kundry, Brangäne ou Waltraute. Elle s’empare de ses parties avec une joie d’ogresse, et « Die junge Nonne » fait entendre toutes les possibilités de cette voix torrentielle, dont le moindre mérite n’est pas de savoir s’alléger, jusqu’à des sons filés, presque impalpables.
Pour varier le propos, Laurence Equilbey a confié trois pièces au caractère plus sylvestre à son chœur Accentus. La conduite très sûre de chacune des voix et la douceur des timbres font merveille. Sans doute les amis de Schubert, réunis autour de son piano, chantaient-ils d’une manière très proche. Finalement, la seule faiblesse de ce disque, par ailleurs magnifiquement enregistré, est son minutage un peu chiche. Cinquante minutes, c’est trop peu, surtout à un tel niveau de qualité. On voudrait que cela ne s’arrrête jamais … « Toute extase aspire à l’éternité » (Nietzsche).