La solitude, le voyage sans retour, l’errance dans le froid glacial, peuplée des souvenirs heureux, chacun connaît le climat si particulier de ce Winterreise, d’un Schubert exténué, au terme de sa brève existence. La fascination constante qu’exerce le cycle sur les interprètes, comme sur le public, est sans équivalent. Lister les grandes voix qui y ont résisté serait certainement plus aisé que de compter toutes les autres, avec d’innombrables gravures. Après les figures tutélaires du Commandeur – Dietrich Fischer-Dieskau – et de Hans Hotter, tous les Liedersänger s’y sont risqués. Même si barytons et basses sont les plus nombreux, les ténors en ont fait leur miel (1).
Chaque chef-d’œuvre offre une richesse d’éclairages et de niveaux de lecture singuliers (2). On ne peut approcher Winterreise sans une maturité affirmée : le Gute Nacht sur lequel il s’ouvre n’est pas un bonsoir ordinaire, ce sont des ténèbres d’une mort misérable qui vont hanter le recueil. Nos partenaires l’ont compris et cet enregistrement, « succession de petits miracles, que seul, l’arrêt sur image lié à l’épidémie [de COVID] aura rendu possible », en porte la marque. Ce Gute Nacht – mässig, in gehen der Bewegung [modéré, en mouvement] – toujours interroge : la marche régulière qu’installe la rythmique peut y être lue de bien des manières, de l’accablement pesant à un mouvement animé, dans des tempi allant du simple au double. Ici, l’élan résolu prévaut, avec de subtiles et infimes variations du tempo. L’émission vocale légère et claire confirme un art consommé du phrasé et de l’articulation. La diction sera toujours habitée, pour un discours riche et ambigu, un art de la lecture critique et de l’appropriation du texte de Wilhelm Müller. La qualité expressive est constante : Aucune dramatisation superflue, ni afféterie, on n’est ni au théâtre ni dans un salon parisien. Paysage naturel et paysage intérieur s’y combinent, s’y confondent avec une appropriation totale de chacun de nos interprètes. La palette dynamique est très large, avec des tempi particulièrement retenus (7. Auf dem Flusse, 8. Rückblick, 14. Der greise Kopf, ainsi que les cinq derniers, der Wegweiser, das Wirtshaus, Mut, die Nebensonnen, der Leiermann), s’accordant bien aux plus animés.
La rêverie éveillée comme l’animation du Lindenbaum sont admirables, Frühlingstraum, rêve d’un printemps de bonheur, s’exalte pour finir désabusé. Est-il un cycle dont la richesse des climats puisse être plus opulente ? L’étrangeté de Irrlicht, celle des Nebensonnen sont sans équivalent. Le dépouillement, la nudité de Im Dorfe, du fascinant Leiermann nous étreignent. Le souvenir de la chevauchée, de l’allégresse des sonneries du cor de postillon de Die Post, à laquelle succède l’angoisse du présent… Il faudrait citer chaque pièce et en souligner combien il est difficile de surpasser cette traduction habitée.
La voix de Cyrille Dubois épouse et rend justice à chaque lied, à chaque période ou mot, avec les moyens que l’on connaît : elle sait s’assombrir (Die Krähe), traduire les fugaces éclairs de bonheur, l’épuisement comme la révolte (Der stürmiche Morgen, Mut !). La longueur de souffle autorise le modelé des phrasés, toujours le chant vit, avec ses bouffées d’émotion contenue (Rast). L’auditeur est captivé. La marche inexorable et le voyage intérieur du Wegweiser [poteau indicateur] nous bouleversent. Le piano d’Anne Le Bozec, sans être analytique, nous révèle toute la richesse de la partition, avec un naturel confondant : l’évidence, la poésie, la plénitude, un jeu fluide, qui sait ce qu’est la révolte, la véhémence, comme la tristesse accablée ou la résignation. A-t-on jamais mieux servi Letzte Hoffnung (n°16), à la métrique singulière, frémissant dans ses accentuations et phrasés ? La complicité des deux interprètes est manifeste, forgée par leur longue fréquentation commune de l’œuvre.
Pour avoir patiemment réécouté les enregistrements de la plupart des ténors cités, on serait tenté de recomposer le cycle avec leur contribution, pièce après pièce, en fonction du texte et de ses goûts. L’ensemble pêcherait par les incohérences tonales (beaucoup transposent), les timbres (du chanteur comme du piano) très disparates, et par l’absence trop flagrante d’unité. La présente gravure se situe le plus souvent tout en haut du tableau (3). L’émotion y est constante. Il faudra maintenant compter ce Voyage d’hiver parmi les versions de référence.
(1) Avant Cyrille Dubois accompagné par Anne Le Bozec : John Vickers, Ernst Haefliger, Peter Schreier, Ian Bostridge, Christophe et Julian Prégardien, Jonas Kaufmann, Jan Kobow, entre autres. (2) L’amateur comme le curieux liront ou reliront avec profit l’approche qu’en proposent Ian Bostridge (chez Actes Sud), après Dietrich Fischer-Dieskau (Schubert und seine Lieder, Stuttgart, DVA, 1996, non traduit, différent du volume publié par Robert Laffont en 1979). (3) Avec celle, demeurée trop confidentielle, de Jan Kobow et Christophe Hammer au piano-forte https://www.forumopera.com/cd-dvd-livre/winterreise-printanier/