Il est assez rare que des majors fassent place au Lied pour saluer bien bas cette initiative de Sony en coproduction avec BR Klassik, avec le financement du Liedzentrum de Heidelberg : réunir une très grande part des Lieder de Schumann n’est certainement pas la clef d’une rentabilité immédiate. Ce projet, audacieux en soi, s’avise en outre de ne pas prétendre à l’exhaustivité. Christian Gerhaher et Gerold Huber revendiquent au contraire la subjectivité de leur choix, comme le fit jadis Fischer-Dieskau avec Eschenbach. Toutefois, pour se permettre des incursions qu’une voix d’homme ne peut assumer pleinement, décision a été prise d’adjoindre à l’entreprise la fine fleur féminine du Lied allemand : Julia Kleiter, Sibylla Rubens, Anett Fritsch, Wiebke Lehmkuhl, Christina Landshamer, Camilla Tilling, Stefanie Iranyi rejointes par le ténor Martin Mitterrutzner, et le baryton Andreas Burkhardt, pour les Lieder à plusieurs voix.
Cette anthologie de 299 Lieder (!) est donc une vue d’artiste, un choix de sensibilité, mais aussi un travail d’équipe dont le pilier permanent n’est pas Gerhaher, mais bien Gerold Huber. Là se joue en vérité toute l’unité de ce généreux coffret. Car il y a un Schumann de Huber comme il y en eut un d’Eschenbach, et ce n’est pas le même. Où Eschenbach soignait à l’infini la lisibilité harmonique, parfois jusqu’à la préciosité, le Schumann de Huber est tout de drame et de mouvement. Il est tout de vie et de flamme. C’est audible non seulement dans les grands cycles mais aussi dans le moindre « petit » Lied qui se trouve, ainsi, animé. Quant aux Lieder les plus connus, ils sont comme magnifiés par ce génie agogique propre à Gerold Huber (l’espèce de tension de Myrthen !).
Sur les onze disques du coffret, quatre avaient déjà été publiés : les Dichterliebe (2004), Melancholie (2008), qui comportait notamment les Eichendorff op.39 et l’opus 40, Frage (2018), qui contenait notamment les Zwölf Gedichte opus 35, et Myrthen (2019), proposant les quatre livres de Myrthen op.25, avec Camilla Tilling. Le reste a été enregistré en 2019-2020, en une excellente qualité sonore.
Il serait bien fastidieux de passer en revue les onze disques, mais ce qui frappe, c’est l’unité esthétique, point due seulement à Gerold Huber, mais à une approche résolument chambriste. De Gerhaher on sait le timbre diaphane et la pudeur interprétative, toute d’irisations subtiles, que le temps n’a pas entamée bien au contraire. Les pièces les plus récemment enregistrées attestent que le cousu-main des premiers enregistrements est devenu seconde nature – écoutez l’opus 53 (disque 3) et sa tendresse, mais aussi l’épanchement de l’opus 77, qu’on n’a jamais entendu ainsi. Les voix féminines participent de cette retenue impeccable, sans toujours posséder la mélancolie grave du baryton, même si Julia Kleiter dans Frauenliebe montre qu’elle a mûri son art vers plus d’intériorité, et est aujourd’hui une des toutes grandes du Lied allemand. Il y a quelque chose de réconfortant de songer que face au fracas du monde, quelques artistes se sont réunis pour faire entendre sans ostentation ni prétention, et presque secrètement, sans le prétexte d’un anniversaire, la poésie si diverse de Schumann.
Pourquoi acquérir ce coffret si l’on a déjà le DFD-Eschenbach voire la somme de Graham Johnson ? Parce que le parcours y est admirablement choisi et les interprètes idéalement impliqués, parce que Gerhaher nous fait de Schumann découvrir des profondeurs nouvelles et que Huber est ici indépassable : de quoi faire de ce coffret un jalon historique de la discographie schumannienne. Voilà comment on construit modestement des monuments pour l’histoire.