Saṁsāra : concept présent dans plusieurs religions orientales (hindouisme, bouddhisme…) qui désigne le cycle des renaissances, des réincarnations qui se succèdent sans que l’individu atteigne l’éveil et puisse ainsi se détacher de la souffrance. C’est aussi le nom de cet album de Kate Lindsey et Éric Le Sage. Le programme est de fait construit autour de deux grands cycles qui retracent des vies de personnages féminins, jusqu’à l’appel de la mort : Frauenliebe und Leben, de Schumann/von Chamisso, et La Chanson d’Ève, de Fauré/Van Lerberghe. Le rassemblement des deux œuvres est assez intéressant, notamment en confrontant les deux images très différentes que les auteurs se font de la femme au sens universel. On apprend également en lisant le livret que la conception de l’album a correspondu à un moment très particulier de la vie de la chanteuse : la disparition de son père en même temps que la naissance de sa fille. Cela suffit à justifier ce titre, les mélodies isolées choisies n’ayant que très peu à voir avec le concept précédemment évoqué. Cet enregistrement a heureusement bien d’autres atouts que sa présentation, à savoir un duo d’artistes prestigieux mais reconnus pour leur intégrité. Les amateurs d’opéra connaissent bien Kate Lindsey pour ses incarnations baroques et ses rôles en pantalon, tandis qu’Éric Le Sage est un chambriste incontournable, et a largement servi Schumann et Fauré au disque. De quoi déjà justifier l’écoute, d’autant plus que La Chanson d’Ève n’est pas l’œuvre la mieux connue de son compositeur. C’est d’ailleurs cette partie du programme qui nous convainc le plus, nous y reviendrons plus tard.
L’album s’ouvre avec « Der Nussbaum », extrait des Myrthen de Schumann, sur un texte de Mosen. S’il expose d’emblée certaines des qualités que l’on appréciera tout au long de l’album (la qualité des piani, la sensation de frémissement, le jeu sur les couleurs), c’est hélas celui qui nous paraît le moins abouti. Le duo est un peu bancal, le piano paraissant toujours en avance par rapport à la voix (notamment du fait de basses désynchronisées de la main droite), créant un léger effet d’agitation. Même si l’on sent Lindsey attentive au mot et au sens, son allemand est un peu lisse. On s’étonne surtout d’une grosse erreur avec un « nächstem » prononcé (et accentué) « nachstem ». C’est peu, mais c’est dommage pour une entrée en matière. Heureusement, on ne retrouve pas ce genre d’approximation par la suite, même si la partie germanique n’est pas celle que nous préférons.
Vivre pour lui
Avec les Frauenliebe und Leben, sur des textes de Chamisso, on comprend davantage le projet musical du duo, souvent très juste vis-à-vis de l’esprit du texte. On apprécie l’immense douceur dont tous les deux sont capables, aussi bien que les éclats de joie. Néanmoins, on continue par moments d’être dérangés par des problèmes de cohésion. Le piano semble ainsi avoir une approche très instrumentale du répertoire, pas forcément toujours accordée au rythme de la langue allemande, et se retrouve parfois comme freiné par certains mots que Kate Lindsey cherche à valoriser. C’est cependant une version originale, souvent émouvante et très investie.
Le cycle commence avec la description d’un coup de foudre, « Seit ich ihn gesehen », ici interprété avec une simplicité assez touchante, grâce notamment à un tempo suffisamment allant. Le suivant, « Er, der Herrlichste von allen », probablement l’un des plus beaux du cycle, est aussi l’un des plus réussis de cette interprétation. Alors que les rythmes pointés peuvent parfois lui donner un caractère martial, il n’en est rien ici : l’esprit est noble, mais aussi profondément doux. Tout au plus peut-on trouver que les ornementations, assez élargies, s’y font un peu redondantes. « Ich kann’s nicht fassen » est enthousiasmant par la joie sautillante de son début, très adolescente, et par le temps accordé au texte. Grâce à cette liberté agogique, il n’en est que plus intelligible. Après un « Du Ring an meinem Finger » assez alangui, voici le moment du mariage avec « Helft mir, ihr Schwestern ». Contrairement à beaucoup de versions qui font le choix de faire de la marche nuptiale finale un élément presque comique et séparé, les artistes choisissent ici de tout prendre avec le caractère solennel et la définition sonore de la fin. C’est très convaincant pour Éric Le Sage, d’autant plus que le rythme est impeccable, mais avec ce tempo il aurait fallu compenser avec un peu plus d’urgence de la part de Kate Lindsey, le lied manquant alors son effet à nos oreilles. « Süßer Freund », moment d’abandon et de sensualité du cycle, bénéficie de pianissimi impalpables et d’une belle écoute harmonique, dans une version remarquable une fois encore de douceur et de délicatesse, notamment avec le soin porté à des mots comme « gut » ou « geliebter ». La montée en puissance lors de l’étreinte est assez saisissante, grâce notamment au soutien du piano, qui crée une animation sans nervosité, quand bien même la transition avec la partie suivante est plus maladroite. Par rapport à d’autres enregistrements, l’évocation du berceau à la fin apparaît moins comme une révélation, le début étant déjà dans une nuance extrême, mais c’est un choix musical qui fonctionne. « An meinem Herzen », est très animé, extraverti, mais nous paraît manquer un peu de tendresse pour une mère qui s’adresse à son enfant, toute euphorique qu’elle puisse être. Le cycle se conclut avec un très beau « Nun hast du mir den ersten Schmerz getan », dont l’expressivité se construit par le jeu sur les consonnes, et l’appui bienvenu de certaines dissonances (« leer », « schleier »). Un postlude de piano un peu trop en avant à notre goût ne suffit pas à dissiper cette dernière bonne impression.
Le Premier Matin du monde
La Chanson d’Ève, sur des textes de Charles van Lerberghe, est un cycle un peu moins donné, même s’il en existe plusieurs versions très intéressantes (Connolly/Martineau, Deshayes/Lucas, Bunel/Ristorcelli). Aussi peut-on d’abord le présenter brièvement. L’œuvre de Lerberghe, publiée en 1904, est un long poème symboliste, divisé en un prélude et 4 parties : Premières paroles, La Tentation, La Faute et Crépuscule. Là où les parties se rapprochent du déroulé biblique, le poète s’en détache en assumant un manque de continuité et de cohérence (« Ève a pêché ici, et a retrouvé son innocence là-bas », écrit-il en préface). Ainsi Ève n’apparait-elle pas maudite dans les dernières pages, mais toujours apaisée, lumineuse, et encline à l’émerveillement, même à l’approche de sa fin. Plutôt que d’adopter un point de vue moraliste comme cela a pu être fait sur le personnage, Lerberghe en donne sa vision subjective, rêvée : « l’Ève enfant de la nature, l’Ève symbole de toute la grâce féminine ».
Cette idée est renforcée par la mise en musique de Fauré qui, pour ses dix mélodies, choisit 7 extraits des Premières Paroles, et aucun de La Faute. À la seule exception de la 9e mélodie, la douleur ou l’idée de culpabilité se trouvent donc évacuées, au profit d’une esthétique très sensorielle qui fait la part belle aux splendeurs du jardin d’Éden. L’un des écueils faciles dans cette musique est de tomber dans l’hédonisme, et de ne pas réussir à renouveler le discours (comme souvent avec le Fauré tardif). Ce n’est pas le cas de cette version, toujours riche de sens (et de mystère) tout en restant très séduisante plastiquement. Contrairement aux réserves qu’on pouvait avoir avec Schumann, le duo est ici complètement fusionnel, que ce soit en terme de couleurs ou de phrasés. Évacuons donc rapidement le seul élément qui peut nous poser problème : le français de Kate Lindsey est globalement compréhensible, grâce à la justesse des intentions, mais ses voyelles manquent régulièrement de définition (les nasales, comme souvent avec les chanteurs étrangers, mais aussi les [ɘ] qui se transforment parfois en [a]). Ce n’est pas dramatique, mais avec des textes aussi riches en images et symboles, l’auditeur peut parfois avoir besoin de se référer à un support écrit pour tout saisir.
La première mélodie « Paradis », qui annonce le projet du cycle, fait immédiatement bonne impression. La naissance d’Ève, le « premier matin du monde » est évoqué d’abord avec une nudité qui rappelle le plain-chant, grâce aussi à la prise de son légèrement réverbérante. La conduite harmonique, le son de duo, sont très aboutis, mais on apprécie encore davantage la structuration du texte. La progression musicale suit complètement le sens du poème, loin d’une contemplation immobile, créant une superbe ouverture à ce qui va suivre. Ces qualités esthétiques et rhétoriques se retrouvent tout au long du cycle, que nous n’allons donc pas chercher à détailler. Si certains nous séduisent moins, en nous paraissant manquer de souplesse (« Dans un parfum de roses blanches »), on retient surtout de vraies réussites, comme « Eau vivante », exemplairement fluide, et surtout les deux derniers. Avec « Crépuscule », on retrouve ainsi dans un premier temps l’impression de néant originel que nous avait procurée le premier, avant de se diriger vers une violence, pas éclatante, mais déchirante, dans la dernière strophe. Enfin, « O mort, poussière d’étoiles », nous séduit totalement. Le duo y est complètement fusionnel, dans un tempo très juste, calme mais déterminé, toujours phrasé sur le long terme. Cette fin apaisée conclut en douceur une lecture sensible et juste.
Florilège final
Le geste aurait été plus signifiant pour nous de terminer le disque sur ces dernières notes, plutôt qu’avec les quelques mélodies rajoutées à la suite, sans trop de liant, même si l’on y entend quelques très belles choses. Plutôt qu’un « Lotosblume » un peu trop allant et concret à notre goût, on retient ainsi un très beau « Clair de lune ». On a beau avoir l’impression de connaître le poème de Verlaine et la musique de Fauré par cœur à force de l’entendre, la mélodie nous touche quand elle est interprétée avec cette justesse-là. Que ce soit par le chant du piano, le choix de tempo ou de phrasé, le duo confère à la musique une monotonie mélancolique tout à fait adéquate, avant la légère éclaircie de la dernière strophe. Une version humble et émouvante. Enfin, l’album se clôture avec un dernier extrait des Myrthen, « Du bist wie eine Blume », fidèle à toutes les qualités plastiques qu’on a pu trouver à l’album.

Si la partie germanique a pu nous frustrer au début du disque, notamment pour des problématiques de duo, ce n’est pas ce que l’on retient à l’issue de la dernière piste. On a surtout envie de recommander cet album pour ce qu’il comporte de délicatesse, de finesse d’interprétation poétique, et pour une version de La Chanson d’Ève aussi séduisante qu’intéressante. Non seulement ce sont deux artistes passionnants individuellement (les pianissimi de Kate Lindsey justifient à eux seuls l’écoute), mais leur collaboration aboutit ici à une proposition singulière, humble et touchante. A conseiller aux fans des artistes et de Fauré. Dommage que, comme souvent, l’aspect visuel de l’album mette l’accent sur une chanteuse star, plutôt que sur le duo, dans un répertoire purement chambriste…ce qui fait encore moins sens au vu de la notoriété de ce pianiste.