Pour un ténor comme Ian Bostridge le répertoire lyrique est somme tout assez limité, et impose un grand écart entre les nombreux personnages que lui offrent les opéras de Britten, de The Rape of Lucretia à Death in Venice, et quelques rôles baroques comme Néron ou Ulysse chez Monteverdi, avec assez peu de choses entre ces deux bornes chronologiques. Au concert, en revanche, le ténor britannique a l’embarras du choix : très à l’aise dans l’oratorio, évangéliste recherché chez Bach, c’est aussi et surtout un des maîtres du Lied et de la mélodie. Pour un sujet de sa très gracieuse majesté, commémorer les quatre siècles écoulés depuis la mort de Shakespeare était tout naturel, et ce n’est évidemment pas dans les Macbeth, Otello ou Falstaff de Verdi qu’Ian Bostridge allait trouver de quoi s’épanouir.
Donc, ce seraient des mélodies que le ténor allait enregistrer. Et le pianiste serait Antonio Pappano, qui a déjà brillamment prêté son concours à ce genre d’entreprise, et avec des chanteurs très en vue, même si l’on connaît mieux le chef que l’accompagnateur. Mais le piano n’est pas le seul instrument qu’on entend dans ce disque, puisque le programme en reflète le grand écart mentionné plus haut : six des vingt-neuf plages, issues du XVIe siècle, font intervenir la luthiste Elizabeth Kenny, l’ultime chanson est donnée a cappella, et les Three Songs from William Shakespeare appellent une formation spécifique, flûte-clarinette-alto. L’œuvre la plus récente qu’on entend ici est due à sir Michael Tippett, trois chansons composées pour des représentations de La Tempête à Londres en 1962. Pour le mélomane continental, les plus intéressantes découvertes viendront sans doute, comme c’est souvent le cas dans ce genre de récital, des pages signées par les « petits maîtres » de la musique anglaise du XXe siècle, les Finzi, Quilter, Gurney et autres Warlock ; en écoutant « Come away, death », de Roger Quilter, on regrette même que seule la première des Three Shakespeare Songs figure sur ce disque. Plus fréquentés peut-être, les Korngold sont eux aussi de fort belle venue.
Au service de tous ces compositeurs, Ian Bostridge met une voix reconnaissable d’abord par une manière personnelle de surarticuler parfois le texte, maniérisme que d’aucuns pourront juger intolérable, mais qui constitue l’identité même d’un chanteur qui ne laisse rien au hasard et dont chaque interprétation est pesée au milligrame près. Si mélodie rime pour vous avec naturel sans calcul, vous serez peut-être surpris par ce disque où chaque inflexion, chaque couleur, chaque élan même s’insère dans une vision mûrement réfléchie des poèmes et de leur mise en musique (on remarque à ce propos que même le « An Silvia » est ici chanté avec le texte anglais de Shakespeare et non avec la traduction de Bauernfeld qui avait inspiré Schubert).