Jusqu’à quel point un compositeur peut-il mener une double vie ? La question est posée au dos du CD et, dans le cas de Chostakovitch, la réponse semble être… « assez loin ». A l’écoute de ces cantates composées pour complaire au régime, on réalise que le génial auteur de la dixième symphonie, du Nez ou des quatuors pouvait très aisément se conformer au programme officiel du réalisme socialiste, à savoir « tourner principalement son attention vers les principes victorieux et progressifs de réalité, vers tout ce qui est héroïque, éclatant et beau », selon les termes du Congrès de l’union des compositeurs.
Le chant des forêts (1949) pousse cette esthétique optimiste jusqu’à son paroxysme, au point qu’on en vient parfois à douter de sa paternité. Il se raconte d’ailleurs qu’après la première, Chostakovitch aurait regagné dare-dare sa chambre d’hôtel et aurait pleuré la tête enfouie sous les oreillers, avant de se consoler avec une bouteille de vodka. Difficile d’imaginer moins sincère que cette ode pastorale à la gloire de celui qui reboisa la Russie (Staline), dont le texte est d’une telle niaiserie que les éditeurs n’ont pas jugé utile de le reproduire. La musique oscille entre sentimentalisme et solennité, dans un ton qui rappelle constamment celui de l’hymne national. Si tout cela est très convenu, c’est aussi diablement efficace, surtout que Paavo Järvi, fort de son professionnalisme habituel, ordonne les immenses masses chorales et instrumentales avec maîtrise, sans jamais céder à la surenchère qu’appelle ce genre de kitsch musical. Il est aidé par une prise de son qui laisse les dynamiques rutilantes emplir le salon de l’auditeur, sans jamais saturer. Les deux solistes, Alexei Tanovitski (basse) et Konstantin Andreyev (ténor), font assaut de stentorisme, et il faut dire que le compositeur leur a déroulé une musique à la fois brillante et relativement aisée à chanter. Il ne fallait pas non plus se mettre les interprètes à dos, on suppose… Même impression pour Le soleil brille sur notre mère patrie (1952), avec l’ajout d’un chœur d’enfants, dont le titre laisse aisément présager le contenu musical.
Plus personnelle, la cantate sur L’exécution de Stepan Razine (1964) permet à Chostakovitch de s’identifier avec le personnage du cosaque menant une révolte anti-tsariste, qui lui inspire une musique plus âpre, parsemée d’angoisses, avec des rythmes obsédants qui deviendront sa marque de fabrique dans les dernières années de sa vie. La basse, en plus d’un timbre de bronze comme on en attend dans une musique de type patriotique, trouve le ton idoine, entre Babi Yar et les Sonnets de Michel Ange. Le chef, toujours très à son affaire, offre un accompagnement rugueux, cherchant à mettre en valeur tout ce que l’orchestration offre comme détails peu orthodoxes. Voilà donc un disque qui permet d’explorer un pan moins connu de l’œuvre de Chostakovitch, dans des conditions interprétatives et techniques proches de l’idéal. Cerise sur le gâteau : le minutage est très généreux.