Cela n’est peut-être pas flagrant dans notre beau pays, mais le reste du monde sait depuis quelque temps que Rossini ne se borne pas à ses œuvres bouffes, et qu’il a même composé d’autres opéras sérias que Sémiramis et Tancrède. Festival de Pesaro aidant, des titres resté inouïs pendant tant de décennies retrouvent droit de cité, et l’on s’aperçoit qu’ils tiennent fort bien la route : si la postérité les a négligés, c’est tout simplement parce qu’il lui arrive de se tromper.
Ainsi de Sigismondo : créé à Venise en 1814, cet opéra fut un échec, notamment à cause d’un livret complexe, reposant sur les hallucinations du personnage principal. Il aura fallu attendre les représentations de 2010 à Pesaro pour redorer le blason d’une œuvre qu’aucune des tentatives présentes n’étaient parvenues à véritablement ranimer. La première recréation moderne, menée par Richard Bonynge à Rovigo en 1992, ne semble pas avoir laissé un souvenir impérissable, pas plus que le concert donné à Bad Wildbad en 1995. Après Pesaro, Bad Wildbad a remis le couvert en 2016, avec moins de bonheur. Et Munich y est allé de son Sigismondo, non pas scénique mais en concert, ce qui nous vaut la présente intégrale publiée par le label BR Klassik. Malgré l’excellence du DVD publié suite aux représentations pésaraises, il y a largement place pour de nouvelles versions discographiques, car on ne se bouscule pas au portillon. Que Sigismondo revienne et frappe encore, nous en serons ravis, car l’œuvre est loin d’être négligeable : le simple fait que Rossini y ait puisé à maintes reprises pour plusieurs opéras postérieurs (l’auditeur le moins averti devrait pouvoir reconnaître plusieurs passages familiers grâce au Barbier de Séville) indique assez qu’il était content de son travail, et il avait des raisons de l’être. On entend notamment dans cet opéra des duos de toute beauté, écrits pour le personnage éponyme (contralto en travesti) et son épouse (soprano) : déjà, la superposition et l’entrelacement des deux voix féminines inspire particulièrement Rossini, et ces moments de pure volupté acoustique annoncent la sublime réussite de Semiramide quelques années plus tard.
Quels sont donc les atouts que présente la nouvelle venue ? D’abord, une chef. Ce n’est pas si courant, mais cela ne suffirait pas à la mettre en avant, même si c’est apparemment l’argument choisi, puisque la couverture du disque est à son effigie. Régulièrement invitée à l’Opéra de Munich ou de Vienne, venue à Paris plusieurs fois pour des concerts dans la série « Les Grandes Voix », Keri-Lynn Wilson n’a jusqu’ici guère convaincu nos collègues, qui semblaient ne pas avoir de mots assez durs pour qualifier sa direction d’orchestre. Pour un Rossini quasi inconnu, les points de comparaison sont moins immédiats, et le travail réalisé à la tête du Münchner Rundfunkorcheester n’a rien d’infamant, bien au contraire, d’autant que le compositeur s’est autorisé quelques superbes expériences en matière d’instrumentation. Le résultat est efficace et ces deux heures trente de musique s’écoutent avec plaisir, ce que l’on attribuera bien entendu aussi et surtout à la qualité de l’équipe vocale réunie.
Du Sigismondo de Bad Wildbad, notre collègue distinguait Kenneth Tarver comme le meilleur élément d’une distribution plus qu’inégale. Même si on aimerait le trouver parfois plus insolent aux sommets de la tessiture, le ténor américain nous épargne la caricature de méchant dans le rôle du traître Ladislao. La basse coréenne Il Hong n’a pas le plus idiomatique des italiens, mais a les graves voulus. L’idiomaticité, on la trouve en revanche chez Guido Loconsolo. Si Gavan Ring (Radoski) n’a qu’un rôle très secondaire, la mezzo Rachel Kelly se voit confier au moins un air dont elle se tire avec une certaine élégance.
Restent les deux rôles principaux, sur lesquels l’œuvre repose en grande partie. Dernier des cinq rôles écrits par Rossini pour Marietta Marcolini, créatrice d’Isabella dans L’Italienne à Alger l’année précédente, et pour qui avait notamment été conçu le rôle-titre de Ciro in Babilonia, Sigismondo est un personnage complexe, qui doit rendre crédible à la fois la démence dont le croit atteint son entourage et son retour final à la santé mentale : entre autres qualités attendues d’une interprète rossinienne, Marianna Pizzolato possède la faculté d’éviter de poitriner ses notes graves, ce qui confère à ce héros tourmenté un caractère sensible fort bienvenu. On conclura sur la fort belle découverte que constitue Hera Hyesang Park, dont « l’immense potentiel » avait été salué lors de l’édition 2014 du concours Reine Elisabeth. Aldimira fut écrit pour Elisabetta Manfredini-Guarmani, créatrice de plusieurs rôles rossiniens : Amira dans le Ciro susmentionné, Amenaide dans Tancredi et enfin le rôle-titre d’Adelaide di Borgogna. Loin de la catégorie « rossignols » dans laquelle s’illustrent plusieurs de ses compatriotes, la soprano coréenne joint à l’indispensable virtuosité un timbre charnu qui prête au personnage une très appréciable consistance.