Splendeurs de Versailles : avec un titre pareil, le chaland s’attend, naïvement, à écouter des œuvres sinon conçues et créées, du moins jouées à Versailles. L’introduction du livret ne semble pas promettre autre chose : « Si Louis XIV donne réellement à l’ensemble des arts une place privilégiée, jusqu’aux années 1680, la musique semble tout particulièrement bénéficier de la faveur du souverain. A l’église, au théâtre, à la chasse, à la guerre, la musique est toujours présente ». Or, les courts extraits de Phaéton et de Roland constituent une exception non seulement parmi les extraits de tragédies de Lully arrangés par D’Anglebert que propose l’ensemble Café Zimmermann (2004), mais aussi au sein de cette volumineuse anthologie 100% française mais si peu versaillaise.
Si l’anachronisme saute aux yeux avec Moulinié (L’humaine comédie, disque enregistré en 1999) – attaché au service de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII –, la présence de Charpentier, en revanche, a quelque chose d’ironique, une ironie qui n’a cependant pas l’amertume du malheur, comme eût dit Madame de Sévigné, mais le goût puissant d’une revanche. Celui-là même que Lully relégua dans l’ombre et qui ne réussit jamais à devenir un musicien de cour, bénéficiant tout au plus d’une pension du roi, se taille ici la part du lion avec trois CD sur les dix que comporte le coffret, sans compter un quatrième où le Te Deum du Surintendant doit partager l’affiche avec le sien (2013). Ce dernier ne fut pas davantage composé pour Versailles que les nombreux motets de Charpentier ici rassemblés, ses Ténèbres ou celles de Couperin (destinées aux religieuses de l’abbaye de Longchamp), le Miserere de Clérambault, pensé pour les Demoiselles de Saint-Cyr, etc.
Qu’importe le flacon, certes, mais les splendeurs annoncées ne tiennent pas souvent leurs promesses et l’ivresse se fait attendre. Le programme très disparate élaboré à la manière d’un divertissement par Skip Sempé sur lequel s’ouvre cette compilation (L’Ile enchantée, 2001) vaut surtout pour ses plages orchestrales (Lully, Campra), enlevées avec un tout un autre panache par son Capriccio Stravagante que les fragments de Lully brillamment revisités par D’Anglebert mais platement exécutés par Café Zimmermann, Céline Frisch affichant la même sécheresse objective dans ses pièces de clavecin. Opulence de l’écrin instrumental chez Charpentier (Arte dei Suonatori sous la conduite d’Alexis Kossenko, 2011), richesse des timbres solistes chez Couperin (Hasnaa Bennani, Isabelle Druet, Claire Lefilliâtre, accompagnées par le Poème harmonique), l’habillage sonore des Ténèbres flatte l’oreille mais la molle rhétorique des chantres peine à captiver l’esprit, à défaut de toucher l’âme.
Noble et vibrant David sous la conduite de William Christie en 1988, Gérard Lesne se retrouve abandonné à lui-même huit ans plus tard et verse dans une préciosité qui affadit les fulgurances des Stances du Cid comme la grandeur tragique de La Descente d’Orphée aux Enfers, chefs-d’œuvre qu’entre temps de véritables hautes-contre, autrement dit des ténors tels que Paul Agnew se sont réappropriés avec une tout autre vigueur. Desservie par l’acoustique difficile de la Chapelle Royale de Versailles où se sont rassemblés les effectifs de La Capella Cracoviensis et du Poème harmonique, la confrontation de Charpentier et Lully à travers leurs Te Deum souffre davantage de problèmes d’intonation chez les cordes et surtout de tempi fantasques, emblématiques d’une lecture privée de cohérence qui ne soutient pas la comparaison avec les références disponibles.
Trois réalisations se détachent néanmoins au fil de l’écoute – elles furent d’ailleurs souvent saluées lors de leur parution. D’abord publié à compte d’auteur, O Maria (2009), le premier disque de l’Ensemble Correspondances fondé par Sébastien Daucé révélait une compréhension intime du langage de Charpentier, que devait ensuite confirmer une version particulièrement raffinée des motets à six voix mixtes (Litanies de la Vierge, motets pour la Maison de Guise). Deux ans plus tôt, c’est l’Ensemble Pierre Robert qui atteignait des sommets d’éloquence dans la veine intimiste des motets pour le Grand Dauphin. Entre autres joyaux, nous retrouvions le motet pour Marie-Madeleine déjà exhumé par René Jacobs, « Sola vivebat in antris » (H. 373), ombré d’une mélancolie délicate et découvrions un inédit, dans ce ton d’ut majeur que Charpentier définissait comme « gai et guerrier », « O Salutaris hostia » (H.248), dont l’excellent Edwin Crossley-Mercer exaltait la théâtralité.
Alpha avait déjà réuni, dans une manière d’ « introduction artistique » à la publication du Bourgeois Gentilhomme en DVD, les albums consacrés par le Poème harmonique à Boesset, Guédron et Moulinié, trois figures majeures de l’air de cour sous Henry IV et Louis XIII (Si tu veux apprendre les pas à danser). D’Etienne Moulinié, le florilège gravé en 1999 aborde aussi les entrées instrumentales du Ballet du Mariage de Pierre de Provence avec la belle Maguelonne, les artistes déployant en particulier dans l’entrée de son altesse des trésors de sensualité et ce sens de la respiration, cette agogique proche de l’improvisation qui est leur marque de fabrique. Les neurasthéniques éviteront le Concert de différents oyseaux (tiré du Ballet du monde renversé) et les adieux à la belle Uranie (Le sort me fait souffrir), mais, n’en déplaise à ceux que rebute sa vocalité si particulière, Claire Lefilliâtre sait aussi se déboutonner au contact de Serge Goubioud, irrésistible de verve et de naturel dans les airs « étrangers ». S’il ne fallait retenir qu’une seule plage, ce serait sans doute l’envoûtante chanson gasconne L’auzel ques sul bouyssou, mélodie anonyme vraisemblablement harmonisée par Moulinié et dont le Poème harmonique ravive la beauté intemporelle. Loin des fastes du Grand Siècle, dans ces pages à la lisière des musiques savante et populaire qui ont traversé les époques, Vincent Dumestre et ses musiciens ont su se rendre indispensables parce qu’ils nous touchent droit au cœur.