Cet album est à saluer pour son audace. A un triple titre. D’abord parce qu’apparier Strauss et Wagner, même si cela est pleinement justifié au point de vue musicologique et historique, n’est pas si fréquent au disque, en tous cas pas sous cette forme qui alterne air d’opéras de Wagner, lieder de Strauss, et pages orchestrales des deux compères. Le livret d’accompagnement va plus loin, en juxtaposant les compositeurs de toutes les manières possibles. Pleine justice est rendue à la filiation entre les deux Richard, et à la vénération qui n’a jamais quitté Strauss, depuis qu’il avait découvert les parititions de Tristan et des Meistersinger dans son lit d’adolescent, en cachette de son père, s’éclairant à la bougie. En deuxième lieu, les incursions de ténors dans les lieder de Strauss sont rarissimes. Et les quelques tentatives faites en ce sens (Anders, Jerusalem et Kollo) sont devenues complètement introuvables, après avoir fait un petit tour sur le marché du disque sans vraiment frapper les esprits. Enfin, il faut reconnaître que l’idée d’envoyer un chef allemand enregistrer du grand répertoire à Istanbul ne manque pas d’un certain toupet.
Et c’est par ce Borusan Philharmonic Orchestra qu’on commencera. En en louant les innombrables qualités. Et l’intelligence avec laquelle le chef Thomas Rösner les met en valeur. Il a bien compris qu’il ne servait à rien de chercher à faire du son germanique à la façon de Vienne, de Dresde ou de Berlin, ce qui serait de toute façon moins bien que ce que les « originaux » peuvent offrir. Il va au contraire s’ingénier à faire ressortir toute la verdeur et l’alacrité de sa phalange stambouliote. L’orchestre déroule une légereté, un rebond qui sont un pur régal, et nous font percevoir des pages aussi connues que le Prélude des Meistersinger sous un jour nouveau. Dans les Lieder, il sait se faire discret mais caressant, tout en gardant quelques piques au sein de son pelage, notamment des bois délicieusement pincés. Et la qualité de la prise de son, fouillée mais cohérente, nous permet de plonger jusqu’au coeur de cette belle mécanique. Voilà assurément la découverte de ce CD. On espère que l’éditeur aura encore d’autres occasions de mettre cet ensemble en valeur.
Du côté du chant pur, le bilan est plus mince. C’est que Daniel Behle n’a guère plus à offrir que ce qu’il est. C’est déjà pas mal : voilà un chant propre et probe, impeccable techniquement, avec une projection probablement bien aidée par les micros. Les choses commencent bien, avec un « Cäcilie » qui parvient à émouvoir et à traduire l’impatience des jeunes fiancés. Mais dès le « Ruhe meine Seele » qui suit, la blancheur de la voix et la monotonie de l’expression deviennent envahissantes, et le ténor ne parviendra plus vraiment à accrocher l’oreille. Tout cela est bel et bon, mais simplement insuffisant pour nous convaincre qu’une voix masculine ait quelque chose à nous dire dans ce répertoire. Surtout si on fait la liste des concurrentes féminines. Pour ce qui est de Wagner, le Récit du Graal de Lohengrin convient bien à cette voix un peu éthérée, le Preislied parvient tout juste à convaincre (mais comment rater cette page, surtout porté par un tel orchestre ?), mais le Récit de Rome de Tannhäuser expose une grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, et qui compense son manque d’envergure par des effets un peu grimaçants. A ranger plutôt au rayon des curiosités que des vraies réussites.