Dans son premier album solo, paru au printemps dernier, Rachel Willis-Sørensen réussissait un coup de maître en proposant un vaste tour d’horizon, de Mozart à Lehár, en passant par Dvořák. Elle se concentre pour son deuxième opus discographique sur un seul compositeur : Richard Strauss, ses Quatre derniers lieder et son dernier opéra Capriccio, avec la scène finale.
Elle connaît bien Strauss pour avoir abordé la Maréchale au ROH sous la direction d’Andris Nelsons (qu’elle retrouve pour cet enregistrement, à la tête cette fois du Gewandhausorchester Leipzig). Elle a repris le rôle au Semperoper de Dresde dont elle a été membre de la troupe de 2012 à 2015, puis à Munich. Et elle ajoutera une nouvelle héroïne straussienne à son tableau de chasse, Arabella, dans la nouvelle production du Deutsche Oper de Berlin à partir du 18 mars 2023.
Les cinq pièces proposées sont parfaitement assorties. Elles parlent en effet de la même chose, ou plutôt elles portent en elles la même quête de l’essentiel, les mêmes interrogations intérieures ; celles ayant trait à la vanité de nos vies, à la fin d’un monde, à l’impossibilité tout à la fois de s’y retrouver totalement et de s’en détacher. Depuis le Chevalier, la question du temps qui file hante Strauss et traverse nombre de ses œuvres. Strauss est le témoin d’un monde qui s’écroule et dans lequel, à la fin de sa vie (l’époque de Capriccio et des Vier letzte Lieder), il ne se reconnaîtra plus. Dans cette perspective, on aurait appécié que Rachel Willis-Sørensen nous gratifie de sa propre vision du monologue de la Maréchale « Da geht er hin… » suivi de « Die Zeit, die ist ein sonderbar’ Ding », ce qui aurait fait sens et …rendu le minutage de cet opus un peu moins chiche.
Il existe au moins deux façons d’aborder les héroïnes straussiennes – et donc les problématiques existentielles qu’elles véhiculent : la fragilité et la maîtrise. Ce sont alors deux visions qui sont proposées et opposées, face à l’adversité et son caractère inéluctable : soit on se résigne, soit on s’efforce, sans en être obligatoirement convaincu, de rester maître du cours des choses. Anne Schwanewilms est une parfaite illustration de la première option, Rachel Willis-Sørensen de la seconde. Trancher relèvera de la question de goût.
Le Gewandhausorchester de Leipzig est à son aise dans ce répertoire ; les tempi choisis sont parfaits, les cordes sont lumineuses (le cor un peu moins), l’écrin est soigné pour accompagner la voix de Rachel Willis-Sørensen.
Il y a beaucoup de choses à admirer dans la prestation de la soprano américaine ; la moindre n’est pas sa quasi parfaite maîtrise de la langue originale.
Elle aborde le redoutable Frühling avec une vaillance crâne, sans laisser de place au doute, ni au rêve toutefois, dont il est question.
Dans September, la magie opère totalement ; elle noircit le médium (dernière strophe), entre enfin dans cette zone d’ombre qui sied tant à ces quatre pièces.
Avec Beim Schlafengehen, la palette des couleurs s’élargit, l’émotion affleure et la tension devient sensible. Tout cela tient à si peu : l’intelligence fine du texte, la capacité à briser la glace et laisser libre cours au lyrisme tout à la fois fervent et maîtrisé. Les moyens vocaux sont immenses.
Im Abendrot est un splendide regard vers le passé ; la nostalgie, cette fois, est bien là, servie par un mezzo voce de toute beauté, un équilibre parfait avec les cordes, en support continu.
Quant à la Madeleine présentée ici, disons qu’il nous tarde de voir Rachel Willis-Sørensen l’incarner sur scène dans l’intégralité du rôle. L’avant-goût proposé est magnifique. Amplitude de la voix, habitée de haut en bas, longueur de souffle et puis cette ligne de chant, tantôt détachée, tantôt investie jusqu’aux entrailles et qui fait de Madeleine une Comtesse qui conserve sa part de mystère. Et que tout cela est juste ! Capriccio, on le sait bien, ne se termine pas vraiment. On passe au « Souper » qui est servi ; en fait on passe à autre chose sans avoir répondu à la seule question qui compte : non pas tant la primauté de la musique ou du texte mais les interrogations sur sa propre vie, ses affres, et ce qui, au final, en restera.