L’histoire de la musique n’est heureusement pas avare de réhabilitation : Il n’est pas rare de redécouvrir à l’époque moderne un compositeur célébré en son temps et depuis tombé dans l’oubli ou, pire encore, injustement dénigré. Plus récemment et grâce notamment au Palazzetto Bru Zane, nous avons pu apprécier nombre de petits maîtres dont les productions, sans être nécessairement les plus grands des chefs-d’œuvre, valaient largement les œuvres mineures des compositeurs les plus célèbres (voire les dépassaient). Avec cet enregistrement des ouvrages vocaux de Rita Strohl, nous pouvons cette fois apprécier une compositrice non seulement largement inconnue (et qui ne fit rien pour ne pas l’être) mais d’un talent absolument remarquable.
Aimée Marie Marguerite Mercédès Larousse La Villette nait le 8 juillet 1865 à Lorient. La famille a le goût des arts. Son père, officier de marine, pratique le violoncelle en amateur. Sa mère est une artiste peintre, exposée au Salon de Paris et c’est elle qui donne ses premières leçons de piano à sa fille. Celle-ci est admise au Conservatoire de Paris à l’âge de 13 ans. Elle ne semble pas y prendre un plaisir particulier, mais elle compose déjà. Elle a 20 ans quand sa première symphonie est jouée mais elle jugera plus tard la partition indigne d’elle et la brûlera : l’ouvrage s’intitulait fort opportunément Jeanne d’Arc ! Ses maîtres voient en elle « Un tempérament d’artiste. Admirablement douée ». Après sa sortie du Conservatoire, plusieurs de ses œuvres sont éditées et publiquement jouées avec un certain succès. En 1888, elle épouse un enseigne de vaisseau, Emile Strohl, militaire de sensibilité artistique comme son père. Elle signera alors Rita Strohl, ce qui est quand même plus court que le patronyme complet précité.
Au milieu d’une importante production de musique de chambre ou symphonique, elle se consacre également à la mélodie, et ces œuvres font l’objet de la présente compilation laquelle regroupe la quasi-intégralité de sa musique vocale. Ces mélodies sont par ailleurs composées sur un intervalle de temps relativement court. Les Six poésies de Baudelaire sont publiées en 1894, Carmen en 1899, Bilitis (composée sur une idée de son époux) en 1900 et le reste en 1901, les compositions s’étalant sur plusieurs années. A cette époque, la musique est appréciée tant par le public que la critique, et jouée dans des récitals où elle côtoie celle de Fauré, Debussy ou encore Bruneau. Elle écrit et fait jouer des symphonies, « La Forêt », « La Mer » (pour deux orchestres !). Saint Saëns, Chausson, Duparc ou Vincent d’Indy l’apprécient publiquement.
On cherchera un peu en vain à répondre à la question-piège : à qui cela ressemble-t-il ? La musique de Strohl est en effet la sienne propre : une musique de son temps, de style assurément français, mais dont on ne peut pas dire qu’elle s’inspire directement de contemporains célèbres, comparaison d’autant plus tentante que certains textes ont été mis en musique par d’autres compositeurs. La mélodie y est parfois proche de la déclamation (le coffret inclut même un mélodrame où un texte parlé alterne avec le piano). Musique et poème se mêlent d’ailleurs intimement sans que l’une ne cherche à l’emporter sur l’autre. Suivant les pièces, on pourra ainsi trouver la partie piano ou la partie vocale plus prégnante (Strohl était en effet une excellente pianiste), sans doute de manière un peu subjective.
Toutefois, à la mort de son mari, en 1900, Rita Strohl se retire du monde et se tourne alors vers une sorte d’ésotérisme. Elle se remarie néanmoins et entreprend, avec un nouvel époux aussi exalté qu’elle-même, de construire un théâtre à Bièvres. Baptisé « La Grange », celui-ci se veut un mini-Bayreuth : elle a en effet décidé de ne se consacrer qu’à l’opéra. Dans une approche mystico-symbolique, elle compose un cycle chrétien (Le Déclin de la Tour d’Ivoire, dont le titre est une allusion à elle-même), un autre celtique (avec un opéra s’étalant sur 5 jours à raison de 2 heures par jour), et un dernier, hindou, inachevé, initialement prévu sur 7 jours. Ses compositions sont extraordinairement ambitieuses, injouables au vu des moyens qu’elles exigent. Après quelques années de projets pour la plupart inaboutis, elle divorce.
Si l’on suit les connaisseurs de son œuvre, le style de Strohl style n’aura cessé d’évoluer, apprécié (certains critiques parlent de génie) ou décrié (d’autres le qualifiant de moderniste, qualification habituellement réservée aux musiciens incompris). Au bout d’un moment, Rita Strohl ne composera finalement plus que pour elle-même, retirée « dans sa tour d’ivoire ». Par ailleurs, elle écrit plusieurs ouvrages sur la musique, qui éclairent son œuvre. Elle décède à La Gaude en 1941 et sombre rapidement dans l’oubli.
Les mélodies du présent enregistrement sont défendues par divers artistes. Elsa Dreisig interprète le cycle Bilitis avec engagement mais les tensions du soprano dans l’aigu nuisent à la poésie évanescente requise par la partition. Le piano de Romain Louveau ne souffre en revanche aucune réserve. Adèle Charvet se révèle plus à l’aise en mezzo mais, comme à sa consœur, il lui manque une articulation claire du texte, qualité indispensable dans la mélodie. Les Dix poésies et la Carmen sont également un brin uniforme interprétativement, malgré l’attention délicate de Florian Caroubi. Le mélodrame Quand la flûte de Pan nous laisse un peu sur notre faim, du fait de sa forme même (les parties parlées et le piano alternent sans se mêler), malgré les talents de la comédienne Olivia Dalric et de sa complice habituelle, la pianiste Célia Oneto Bensaid. C’est finalement Stéphane Degout, à nouveau idéalement accompagné par Romain Louveau, qui se taille la part du lion : la voix est magnifiquement conduite, homogène, le timbre chaud, la prononciation parfaite, de sorte qu’il n’est plus nécessaire de suivre le livret pour apprécier une exceptionnelle osmose de la poésie de Baudelaire et de la musique de Strohl. On partage alors l’enthousiasme que Rita Strohl a pu déclencher durant cette époque (relativement courte) de sa carrière de compositrice. Au global, un album passionnant et étonnant, résurrection d’une artiste majeure, et l’on se prend à espérer la redécouverte de ses œuvres lyriques, forcément très différentes, travail malheureusement titanesque.