Créé en 1845 à Dresde, troisième opéra dit romantique de Wagner, Tannhäuser apparaît rétrospectivement comme une image de son compositeur : il est ce créateur dont « les ailes de géant l’empêchent de marcher », dans une époque de conventions sociales solidement ancrées. En 1861, lorsqu’est donnée la version dite de Paris, le scandale éclate, notamment à cause du ballet, réclamé par la tradition française, et du refus de Wagner de le placer au deuxième acte, arguant de son incompatibilité avec sa structure dramatique. S’interroger sur le rôle de la danse dans Tannhäuser pour en faire une œuvre à la lisière du ballet-opéra est ainsi, à l’aune de l’histoire de sa création, aussi osé que pertinent. Sasha Waltz nous prouve dans cette production – la version de Dresde avec la bacchanale de la version de Paris –, que le ballet a toute sa place dans Tannhäuser, et pas seulement au premier acte.
Tout d’abord parce que la cinétique des corps correspond à une certaine cinétique de l’œuvre. Du point de vue de l’écriture, on trouve en effet une grande fluidité dans l’enchaînement des scènes et pour ce qui est de l’intrigue, la thématique du voyage, au sens propre comme au figuré, qu’il soit représenté ou simplement suggéré, est très présente. Ensuite parce que la sensualité et la créativité qui émanent de la danse expriment avec justesse un des tenants du dilemme qui agite Tannhäuser, en particulier au premier acte. Au Vénusberg, le monde païen de l’amour, Vénus domine les corps nus des danseurs qui se meuvent avec volupté au creux d’une sphère – un mont renversé comme un sein de nacre –. Dans cette extase langoureuse, leurs gestes graciles projetés en ombres chinoises dessinent les taches esthétiques et inquiétantes d’un test de Rorschach. Certes, la dimension orgiaque et fantasmagorique ne doit pas faire oublier que la quête de Tannhäuser est avant tout intellectuelle, mais rien de ce qui est mis en scène et en mouvement n’est ici ridicule ou gratuit. Repu de ce monde d’abondance qu’il quitte pour celui des hommes, Tannhäuser se réveille dans un décor de brume et de lumière, comme dans un autre rêve. Là, le chœur expressif des pèlerins et la chorégraphie qui l’accompagne arrivent en procession avec une sobriété pieuse. Le cortège de cors de chasse qui suit son départ et celui des Minnesänger clôt enfin superbement le premier acte.
Un peu moins inspiré, le deuxième acte représente le monde bourgeois et guindé de la Wartburg dans le contexte des années 1950. Dans le concours de chant, lequel se mue en bal mondain, la place du ballet semble d’ailleurs assez naturelle mais le traitement du personnage d’Elisabeth manque ici de finesse : certes à l’opposé d’une Vénus ostensiblement érotique, elle prend au mieux des airs de Cendrillon, au pire ceux d’une bourgeoise catholique un peu coincée. On peut se demander s’il est juste de donner une apparence et un contour aussi peu amènes à un personnage héroïque dans l’idéalisme et l’esprit de sacrifice. Quoiqu’elle appartienne à un monde droit (voir les tiges de bambou qui matérialisent les murs de la salle de la Wartburg), mais pas pour autant juste, sa candeur, si candeur s’il y a, n’est pas synonyme de niaiserie. Visuellement superbe, le début du troisième acte n’a là encore que la lumière et la brume pour seuls décors, et il faut ici saluer le regard d’esthète et le travail méticuleux de David Linn pour l’onirisme de ses tableaux. Dans cette atmosphère vaporeuse, quand Wolfram quitte du regard et des mains les escarpins d’Elizabeth et entame son « O du, mein holder Abendstern » alors qu’il danse avec sa silhouette absente, il nous offre là un des moments les plus beaux de cette production, dans ce qu’il dégage d’infinie tendresse et émotion.
Le plateau vocal est d’une qualité assez homogène. Avant toute chose, le jeu et la direction d’acteurs que la captation permet d’apprécier avec précision est remarquable. Peter Seiffert, qui interprète Tannhäuser, tarde à entrer vocalement dans son personnage. A la clarté du timbre et à la vaillance de son chant s’ajoute une capacité à exprimer des nuances intéressantes même si la projection apparaît quelque peu poussive. Interprète d’Elisabeth, Ann Petersen possède un registre aigu solide avec une belle puissance mais le bas-medium et le grave manquent beaucoup et le timbre pincé de la voix n’est pas toujours très agréable à l’oreille. La Vénus de Marina Prudenskaya est impressionnante. Dotée d’une voix ample, généreuse, puissante et parfaitement maîtrisée sur tous les registres, elle dégage par ailleurs un charme terrible. René Pape, en Hermann, est égal à lui-même : son chant superbe, à la fois sombre et étincelant, est toujours comme profondément enraciné dans la terre. Preux chevalier moderne, d’une admirable allure, le Wolfram de Peter Mattei sait utiliser la technique au service d’une rare musicalité. Le regarder est une véritable leçon de chant : les voyelles sont articulées, les consonnes accentuées, le timbre, projeté, et tout dans son chant communique une incroyable sensibilité. Quant au chœur du Staatsoper, il maîtrise son art : la clarté de la langue, la rondeur, l’homogénéité des pupitres, les nuances, tout est là pour provoquer le frisson, malgré les quelques imperfections au début du premier acte où les voix n’étaient pas toujours synchrones. Enfin, la direction de Daniel Barenboïm à la tête de la Staatskapelle de Berlin est exemplaire et constitue en soi une lecture de l’œuvre dont l’ouverture constitue le reflet. Au départ, les sons quasi étouffés, comme emprisonnés dans un écrin de velours, progressent en crescendo vers un lyrisme héroïque et émancipateur, avant de retomber dans le calme froid et apaisé de la mort.
Finalement, ce qui est représenté là, c’est plus encore que la version de Dresde à laquelle s’ajoute la bacchanale de la version de Paris. C’est véritablement une nouvelle version de l’opéra, sans en trahir l’esprit. Il arrive que, du fait de la captation et des plans adoptés, on ne voie pas toujours les chorégraphies avec suffisamment de recul par manque de plans généraux, défaut d’ailleurs assez récurrent et dommageable dans les captations. Le risque n’étant pas nul que le ballet puisse détourner l’attention du regard des chanteurs, ce risque semble ici de facto écarté.