Dominique Joucken avait assisté à La Monnaie à ce moment d’exception, et nous renvoyons le lecteur à son beau compte rendu. La « sobriété radicale » dont il qualifie la mise en scène se vérifie, amplifiée par le jeu des caméras et des plans. Si ce n’avait été extrêmement réducteur, nous aurions intitulé notre propos « Les chaises de Madame Larina », sans rapport aucun à Ionesco… En effet, en dehors de deux alignements de lampions lors du bal, ce sont les seuls accessoires qui meublent le plateau : quatre chaises pour les femmes, au début, puis de nombreuses, alignées en fond de scène, pour les danseurs. Ce sera tout. Ainsi le jeu des lumières, subtilement et chichement distribuées, de splendides costumes, et une direction d’acteurs sobre et efficace suffiront à créer les atmosphères et permettre à l’émotion la plus juste de nous captiver.
On ne présente plus Laurent Pelly, dont tant de productions sont devenues des références. Quant au regard de François Roussillon, le cinéaste lyricophile, il nous comble, par son acuité, par son intelligence à saisir tel geste, tel mouvement, telle expression qui explicite et enrichit le propos dramatique et musical (1). La beauté visuelle du décor de Massimo Troncanetti (2) est toujours au rendez-vous, le dépouillement constant : lumineux, tournant dans un univers obscur d’où apparaissent les paysans, puis les jeunes filles, un large parquet, carré, dont la forme et le mouvement se renouvellent, constitue le dispositif commun aux sept tableaux. Ainsi, s’articule-t-il pour faire apparaître un fond de scène, pour confiner Tatiana dans sa chambre, enfin ménager le salon des Larine ou le palais de Grémine. Cette incroyable ascèse fonctionne et l’on oublie le décor bucolique de la confection des confitures comme les fastes de Saint-Pétersbourg.
Viril, sûr de lui et désabusé, l’immense Stéphane Degout s’empare d’Eugène Onéguine (qu’il a repris depuis à Toulouse). La complexité du personnage, son évolution sont traduits avec une rare vérité. La voix est magistrale, qu’il s’agisse du timbre, de la souplesse, de l’égalité des registres, de la projection. Sa dernière intervention, déchirante, nous bouleverse malgré ce que le personnage peut avoir d’antipathique. Non moins admirable le Lenski que nous offre Bogdan Volkov. Le poète idéaliste est vrai, profondément épris d’Olga, si dissemblable, et son caractère ombrageux, jaloux, jamais morbide, est rendu avec finesse. L’arioso est un modèle. Le style en est exemplaire, raffiné, et l’émotion éperdue de son air précédant le duel est poignante. Le duo résigné des deux anciens amis n’est pas moins juste.
La Tatiana de Sally Matthews a grande allure, dès la scène de la lettre, au legato admirable, mais on la préfère mûrie et passionnée au dernier acte, car la fraîcheur juvénile de l’émission reste en-deçà des attentes. La voix est ravissante, onctueuse, et empreinte de passion comme de noblesse. L’insouciante Olga est Lilly Jorstad. Le mezzo est léger, joli, et s’accorde bien au personnage, épanoui, animé par la joie de vivre. Madame Larina, confiée à Bernadetta Grabias, n’appelle que des éloges. Cristina Melis chante Filipievna, l’attachante nourrice. La voix est sûre, malléable et traduit bien sa dignité humble. Nicolas Courjal nous vaut un beau et surprenant Grémine, pas de ces vieillards que l’on nous présente trop souvent. Son air, noble et empreint d’émotion vraie, est un bonheur. Aucun des seconds rôles – le Triquet de Christophe Mortagne, Zaretski de Kamil Ben Hsaïn Lachiri, Petrovich de Kris Belligh – ne dessert cette distribution de grand prix, particulièrement harmonieuse.
Le chœur, parfaitement réglé dans son chant comme dans ses évolutions, y compris chorégraphiques, n’appelle que des éloges. Animé, jamais surjoué, c’est remarquable. Sous la baguette élégante d’Alain Altinoglu, retenue jusqu’au dernier acte, précise et inspirée, aux tempi justes, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie nous vaut un bonheur constant : lisible, coloré, souvent chambriste. Toute la sensibilité de Tatiana est déjà dans la première phrase de l’introduction du premier acte. Jamais l’équilibre entre la fosse et le plateau ne sera compromis. Le soin du détail, la progression inexorable, un souci constant des voix participent à notre bonheur. « Le bonheur était possible » échangent Tatiana et Onéguine avant que celle-ci, douloureusement inflexible, le congédie à jamais. Si l’échec de leur amour est la trame du poème de Pouchkine, il n’est certainement pas un auditeur-spectateur qui n’ait été profondément ému, bouleversé par cette singulière production (3), qui nous ferait oublier celle de Robert Carsen (avec Renée Fleming et Dmitri Hvorostovsky).
(1) A signaler cependant que les gros plans sur les visages démentent ponctuellement la jeunesse adolescente de Tatiana. Mieux valait garder l’illusion que l’éloignement ménageait au spectateur en salle. (2) qui avait déjà signé A Midsummer Night’s Dream, de Britten, avec Laurent Pelly. (3) Petit regret : seuls les anglophones ont droit à la lecture de la notice, pourtant succincte, qui comporte la note d’intentions de Laurent Pelly et le propos d’Alain Altinoglu.