Quatre productions jusqu’ici inédites, réunies en un seul coffret. Peu importe, finalement, que les œuvres ici rassemblées n’aient pas grand rapport avec l’histoire de La Fenice et ne soient pas particulièrement représentatives de son répertoire : on n’en savourera pas moins deux titres trop rares, et deux classiques revisités par des metteurs en scène de renom. Dommage cependant que les Editions Montparnasse n’aient pas accordé plus de soin à la présentation des distributions. Les interprètes sont nommés en vrac, et dans la liste de Tannhäuser figure indûment Stefan Vinke, qui alternait avec Paul McNamara pour les représentations de 2017. A signaler aussi, l’absence de menu permettant de rechercher une plage spécifique, et la présence inévitable de sous-titres en français.
Assez bizarrement, on ne dispose que de très peu d’enregistrements de l’Alceste de Gluck dans sa version originale, celle qui fut créée en 1767 à Vienne. A l’heure où les œuvres italiennes du chevalier connaissent un renouveau d’intérêt, Alceste reste néanmoins assez négligée. Rien de tel pour l’Alceste parisienne, pour qui on parlerait presque de pléthore d’enregistrements, par comparaison. En DVD notamment, il n’existait jusqu’ici que des échos de la version de 1776 (Wieler-Morabito/Constantinos Carydis chez Arthaus ; Warlikowski/Ivor Bolton chez Euroarts), ou même celle qu’avait toilettée Berlioz (Bob Wilson/Gardiner chez EMI). A la tête de l’orchestre de La Fenice, l’excellent Guillaume Tourniaire applique l’allègement des vernis qu’ont enseigné les baroqueux ; dans le cas de Gluck, il y avait de quoi faire, après des décennies d’interprétation marmoréenne, au rythme de marche funèbre. Au premier acte, la scène du grand-prêtre, qui peut virer au pensum si elle est prise trop lentement, acquiert ici toute sa force. Hélas, à la vivacité de la fosse ne répond que le classicisme convenu de Pier Luigi Pizzi sur la scène. Blancheur uniforme des costumes, sauf pour l’héroïne qui adopte le noir dès qu’elle choisit la mort ; monumentalité d’un décor évoquant l’architecture mussolinienne (les robes d’Alceste semblent aussi dater des années 1930) ; gestuelle ultraconventionnelle du chœur et mouvements à peine plus significatifs des solistes. Bref, un spectacle élégant mais qui peine à retenir l’intérêt, alors qu’un Olivier Py a montré tout ce qu’on pouvait tirer de l’œuvre sur le plan théâtral. Dans le rôle-titre, Carmela Remigio n’est ni mezzo ni grand soprano dramatique, mais sa voix relativement légère s’en tire plutôt bien, alors qu’Admète arrache plusieurs cris véristes à Marlin Miller, peu stylé malgré son étiquette de ténor mozartien. Pas d’Hercule dans la version originale, donc pas de troisième personnage principal. Eliminés de la version française, les enfants du couple royal interviennent au premier et au dernier acte, avec des voix forcément un peu vertes. Face à l’Evandro correct de Giorgio Misseri on remarque l’Ismene de Zuzana Markovà, naguère protagoniste de la tournée des Caprices de Marianne montée par le CFPL.
C’est un univers tout autre que propose le Tannhäuser mis en scène par Calixto Bieito. Cette fois, chaque mimique, chaque mouvement a un sens, et l’on passe du mythe pétrifié à l’humanité palpitante. L’amour de Tannhäuser pour Elisabeth n’a rien d’éthéré, et la relation du poète avec Vénus est totalement charnelle, leurs gestes crus le disent sans la moindre équivoque. Si le monde de la Wartburg paraît exceptionnellement froid et guindé, s’il y règne le malaise, c’est pour mieux l’opposer au cadre végétal et libre du Venusberg, où la déesse se frotte voluptueusement aux plantes. Hélas, cela va de pair avec les excès dont Bieito est coutumier : pourquoi faut-il que ses compagnons maculent Tannhäuser de sang pour sceller leurs retrouvailles à la fin de l’acte I, avant de s’en barbouiller eux-mêmes ? Fallait-il vraiment qu’après avoir pris la défense de son poète bien-aimé, Elisabeth en soit châtiée par une « tournante » spontanément organisée par les hommes présents dans l’assistance (et l’on passe sur les outrages que Wolram lui-même lui fait subir au dernier acte) ? Heureusement, la distribution réunit quelques pointures qui garantissent la réussite musicale du spectacle. C’est un vrai bonheur de retrouver en Elisabeth l’excellente Liene Kinča dont on avait beaucoup admiré l’Elsa à Gand : elle y fait montre des mêmes qualités, pureté de l’émission et capacité d’émotion. Paul McNamara est une belle découverte : l’acteur se plie sans mal aux exigences de la mise en scène, et l’on salue la clarté d’un timbre qui tranche agréablement sur tant de voix barytonnantes. Inattendue en Vénus, Ausrine Stundyte brûle les planches comme à son habitude, et ne semble pas souffrir de se voir confier un rôle habituellement réservé à des voix plus graves. Si Christoph Pohl est un superbe Wolfram, Pavlo Balakin est parfois un peu en deçà de ce qu’on attend du landgrave Hermann. Mention spéciale pour le berger de la toute jeune Martina Pelizzaro, issue du chœur pour enfants du Centre Kolbe de Mestre, tout comme les quatre pages.
Pour monter La Flûte enchantée, Damiano Michieletto situe l’action dans un lieu qui inspire désormais presque autant les metteurs en scène que l’hospice de vieillards : la salle de classe. Dans ce décor passablement défraîchi, entre corps enseignant décrépit et pensionnaires turbulents, tout se transfigure grâce au tableau noir, vaste ardoise magique où apparaissent le serpent, les oiseaux de Papageno, le portrait animé de Pamina, etc. Heureusement, ce cadre contraignant s’ouvre de temps à autre sur une sombre forêt d’aspect peu hospitalier. Les épreuves perdent beaucoup de leur magie, mais ce que l’on remarque surtout, c’est le soin avec lequel chacun des personnages a été travaillé, doté d’une personnalité bien précise, y compris pour les plus petits rôles. N’ayant pas à forcer ses moyens dans ce rôle de baryton, Alex Esposito est impayable en oiseleur devenu balayeur contrefait en blouse bleue. Antonio Poli est un prince au visage poupin, héros malgré lui mais timbre vaillant. Ekaterina Sadovnikova propose une Pamina pulpeuse et moins passive que souvent, et sa compatriote Olga Pudova brille en mère surprotectrice tourmentée, Reine de la Nuit étrangement située dans une chambre éclatante de blancheur. De Sarastro, Goran Jurić a l’authentique voix de basse et ses graves compensent la silhouette un peu miteuse que lui impose cette production. Pleine de vivacité, la lecture qu’Antonello Manacorda fait de la partition convainc pleinement
Dans une vidéographie loin d’être pléthorique, cette nouvelle version de L’Africaine est la bienvenue. Evidemment, avec tout juste trois heures de musique, on est loin du respect intégral des intentions initiales de Meyerbeer. Et sur le plan théâtral, la mise en scène de Leo Muscato n’a strictement aucun intérêt, et accumulerait plutôt les mauvaises idées (comme ces figurants qui gesticulent dans la prison de Vasco). Par chance, un plateau assez glorieux compense ce nadir visuel. Jessica Pratt arrache Inès aux cocottes et autres rossignols, et confère au personnage un relief exceptionnel tout en respectant la virtuosité attendue. Rompu au répertoire rossinien, et interprète de Raoul des Huguenots à la même époque, Gregory Kunde était alors l’un des meilleurs titulaires possibles. Pour tous deux, le français est mieux que correct. Doté des moyens idoines, Angelo Veccia reflète toute l’étrange brutalité de Nélusko, et Luca Dell’Amico livre lui aussi une prestation tout à fait respectable en Don Pedro. Avec Veronica Simeoni, on baisse d’un cran dans l’articulation de notre langue ; actuellement Preziosilla aux côtés d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann à Londres, la mezzo italienne assure dignement, à défaut de restituer au rôle-titre toute son aura. A la tête d’un orchestre en petite forme, Emmanuel Villaume ne semble pas, lui non plus, exploiter tout le potentiel de l’œuvre.