Entre 1720 et 1760, ce fut bien Telemann qui joua le premier rôle parmi les compositeurs germaniques, faut-il le rappeler ? Si on dénombre par centaines les enregistrements qui lui sont consacrés dès l’apparition du disque vinyle, la quasi-totalité concernent sa musique instrumentale, et il faudra attendre 1970 pour trouver quelque chose d’audible (Jurgen Jürgens en 70, le Collegium Aureum en 73…). Ce sont ensuite quelques cantates, le plus souvent pour voix seule (Lesne, Ledroit, Bowman, Jacobs, entre autres), avant que celles-ci soient considérées avec un respect comparable à celles de Bach. Depuis le mouvement semble prendre vigueur, CPO, courageusement réhabilite cette figure majeure du XVIIIe siècle. En témoigne la publication de ce quatrième volume d’un projet monumental (Telemann Project des Collegium musicum der Johannes Gutenberg-Universität Mainz, accompagné de nombreux et prestigieux partenaires). Il s’agit en effet d’enregistrer la totalité de celles appartenant au millésime français [französischer Jahrgang] (*) 1714/1715. Les trois précédents volumes rendaient vie à 27 cantates. Ecrites à Francfort-sur-le-Main, après qu’il ait quitté Eisenach, elles appartiennent aux cinq cycles qu’il y écrivit. On se prend à s’interroger : comment est-ce possible d’écrire avec une telle prodigalité sans que jamais la qualité cède à la facilité ?
Malgré une parenté incontestable avec celles de Johann Sebastian Bach, liée au contexte luthérien et à la formation, elles portent la marque d’une personnalité plus proche de la vocalité lyrique. Leur écriture aussi efficace dans l’illustration des textes que dans l’invention prodigieuse des contrepoints, est indéniablement d’une rare séduction. Bien entendu, la comparaison s’impose dès la première cantate de l’enregistrement, « Nun komm, der Heiden Heiland » (BWV 62). Elle peut se poursuivre à quatre autres occasions (**), la riche hymnologie de la Réforme fondée sur le choral invitant à l’écriture renouvelée de cantates. Dépassant ce regard parallèle, les œuvres dont Bach ne nous a pas laissé d’équivalent sont admirables. Ainsi, « Zorn und Wüten sind Greuel » (TWV 1 :1734), [La colère et la rage sont des abominations] est d’une pure beauté. Le Neumeyer Consort brille par sa cohésion, par les couleurs et les articulations de ses solistes (hautbois, violoncelle, tout particulièrement) égalent voire surpassent la plupart des ensembles abordant ce répertoire. Felix Koch impulse une dynamique rare à l’ensemble comme au chœur (Gutenberg Soloists), exemplaire. Qu’il s’agisse de vastes pages fuguées ou de simples chorals, l’émotion est là. Le continuo, limpide, renouvelé, n’appelle que des éloges. L’aisance, le style des solistes, que l’on n’énumérera pas, couronne cette réalisation. Pleinement convaincante, sans jamais amoindrir les cantates de son plus illustre contemporain, c’est une invitation à suivre l’aventure incroyable de cette intégrale (***).
(*) L’appellation « französischer Jahrgang » tient au fait que Telemann, en 1714 & 15, installé à Francfort-sur-le-Main, , est influencé par le style français, notamment dans l’emploi des hautbois. (**) « Ach Gott, wie manches Herzelied », BWV 33 et TVWV 1 :18 ; « Herr Christ, der ein’ge Gottes Sohne », BWV 96 et TWV 1 :732 ; « Nimm von uns, Herr, du treuer Gott », BWV 101 et TWV 1 :1588 ; « Erhalt uns, Herr, bei deinem Wort », BWV126 et TWV 1 : 451. (***) Seul petit regret : les non-germanistes sont contraints à lire les notices et les traductions des textes chantés en anglais.