En ouverture de sa saison 1961/1962, destinée à marquer le centenaire de l’unité italienne, la Scala de Milan programmait opportunément La Bataille de Legnano, œuvre de la fin des « années de galère » de Verdi, créée à Rome en janvier 1849, sur un livret solide de Salvatore Cammarano. Il s’agit de la dernière de ses œuvres « risorgimentales », au contenu historico-patriotique (la victoire des Lombards sur l’empereur Barberousse). Les 9 représentations de décembre 1961 et janvier 1962 constituent du reste, à ce jour, la seule apparition de l’œuvre sur la scène scaligère.
Pris dans l’enthousiasme patriotique de ce revival, mais aussi pour d’évidentes raisons musicales (on y reviendra) le public milanais exulte, comme il sait le faire de manière particulièrement démonstrative. On ne criera pas, pour autant, à la redécouverte du chef d’œuvre méconnu (on a souvent l’impression que le fait d’être tombé dans l’oubli pendant 250 ans suffit à parer une œuvre de qualités suprêmes : l’oubli est parfois mérité, il faut bien le reconnaître…). Sans dévaloriser outre mesure cet opéra, reconnaissons que la postérité a plutôt vu juste. On tient ici un ouvrage bien ficelé, même s’il n’est pas totalement dénué des incohérences dramaturgiques qui caractérisent certains Verdi de jeunesse, servi par une musique qui s’écoute sans déplaisir, et dans laquelle on s’amusera à chercher les prémonitions d’ouvrages autrement plus célèbres (un exemple, au hasard : la séquence finale du chœur « Giulive trombe », à l’acte I, annonce clairement « O tu que la festa audace ha turbato », à la fin de la scène 6 de l’acte I de Rigoletto, l’entrée du ténor « La pia materna mano » ressemble fort, dans son dessin, au « Re dell’abisso » du Bal masqué…), mais on est encore loin des sommets du Verdi de la maturité. La forme reste encore assez largement celle héritée de Donizetti et Bellini, même si par endroit, on sent que l’habit commence à être trop étroit.
L’intrigue amoureuse qui nous est servie en arrière plan est des plus classiques : Verdi ne sonde pas encore l’âme humaine dans ses profondeurs et ses complexités. Certes pas un chef d’œuvre, donc, mais un opus bien troussé, qui, avec ses prédécesseurs, aurait suffi à faire de Verdi une des figures marquantes de l’opéra italien du XIXe siècle. Seulement, il y a eu la suite, et sa marche d’un pragmatisme implacable vers toujours plus de concision, d’efficacité dramaturgique et de vérité musicale.
Il est beaucoup question d’Italie, d’unité et de patrie, dans cette Bataille, et les envolées martiales à grand renfort de trompettes guerrières ne manquent pas (les premiers mots de l’opéra ne sont-ils pas « Viva Italia » ?). L’incandescence du public milanais en ce 7 décembre 1961 provient donc de la testostérone patriotique du livret, mais aussi de celle qui lui arrive de la scène et de la fosse.
Il faut reconnaître que la Scala avait bien fait les choses, tout d’abord en faisant appel au maestro Gianandrea Gavazzeni, ici dans son élément. On saluera sa direction énergique, efficace, parfaitement adaptée. Il dirige ce soir là une distribution qui ne manque pas d’attraits, surtout dans sa composante masculine (la testostérone, toujours…).
En Arrigo, Franco Corelli affiche une forme olympique : le rôle lui convient à merveille. Il y déploie à l’envie sa fougue éperdue et son timbre somptueux, étincelant : aussi à l’aise dans la cantilène amoureuse que dans les éclats héroïques, il est irrésistible. Les armées de Frédéric Barberousse ont rendu les armes : nous aussi.
Presque au même absolu niveau, il faut situer le Rolando d’Ettore Bastianini, voix de bronze capable de tonner, mais aussi (c’est plus rare) de s’émouvoir, comme dans le duo « Digli che sangue italico ». Le duo qu’il forme avec Corelli est grisant, on le vérifie une fois de plus.-
Plusieurs crans en dessous, on situera la Lida d’Antonietta Stella, musicienne, probe, qui ne triche pas, mais dont la matière vocale n’a jamais été des plus séduisantes. Le rôle de Lida, qui regarde presque plus vers l’avant (Amelia ou Leonora) que vers l’arrière (Medora),la trouve parfois à court de réserves.
Rien à dire des comprimarii, ou plutôt si : portés par l’enthousiasme ambiant, parfaitement idiomatiques, ils sont très bons.
Au sein d’une discographie qui tient sur un ticket de métro, on recommandera donc sans réserve l’acquisition de ce coffret. La représentation scaligère est par ailleurs opportunément complétée par un bonus rassemblant de larges extraits de la Force du Destin, captés dans les studios de la RAI de Turin en 1956, associant Franco Corelli et Gian Giacomo Guelfi. L’Alvaro du premier est un des meilleurs, c’est entendu. Quant au Carlo du second, très primaire, c’est une usine à décibels. Ce n’est pas très fin, mais il faut reconnaître que c’est impressionnant.