Oui, Anna Moffo fut en son temps une idole, et pas seulement des mélomanes. Sa carrière cinématographique, portée par un physique de star, lui permit de toucher un très large public, bien au-delà de celui des théâtres d’opéra. L’an dernier, RCA rééditait ses récitals, et Sony nous restitue à présent ceux de ses enregistrements qui n’avaient pas encore été repris en CD : les extraits de La Juive, où elle était Eudoxie, ont récemment fait l’objet d’un compte rendu ici-même, et la même livraison inclut l’intégrale de Thaïs, qu’une étiquette collée sur le boîtier nous présente comme « La première parution officielle, très attendue, de la Thaïs d’Anna Moffo en CD ». Et quelques lignes supplémentaires de préciser qu’il s’agit d’un « collector’s item » réalisé à partir des bandes analogiques originales. Après, tout dépend de ce qu’on entend par collector…
Restée longtemps l’œuvre préférée des spectateurs de l’Opéra de Paris, Thaïs fait en France l’objet d’un relatif désamour : Paris ne l’a plus tolérée qu’en concert, ces dernières années, et il fallait aller à Tours ou à Avignon pour la voir en scène au cours de la saison 2011-2012. Au disque, Renée Fleming est la dernière grande titulaire du rôle-titre, immortalisée par le CD et le DVD ; peut-être Placido Domingo convaincra-t-il un jour un label de graver son incarnation d’Athanaël. En 1974, la version dirigée par Julius Rudel avait le grand mérite d’inclure la totalité de la partition, ce qui n’était alors pas si courant : les « intégrales » enregistrées dans les années 1950 ou 1960 par des artistes français faisaient généralement l’impasse sur tel ou tel morceau, avec pour résultat une durée inférieure d’au moins vingt minutes, parfois bien davantage. Le ballet est ici complet, avec l’intervention de la Charmeuse. Le travail de studio a été soigné, avec rires, cris et mugissements durant la « Vision » du premier acte, et effets spéciaux pour les hallucinations auditives d’Athanaël au deuxième tableau du troisième acte. Le chef ne manque pas d’énergie, surtout dans les scènes de « foule », Mais bizarrement, la fameuse Méditation est complètement ratée, flasque et laborieusement ânonnée…
Deux ans plus tard, en 1976, Beverly Sills devait enregistrer pour EMI une Thaïs tout aussi complète. Et même si la soprano, pilier du New York City Opera, avait exactement trois ans de plus qu’Anna Moffo, sa prestation est autrement plus digne. En effet, le gros point noir de la Thaïs RCA, c’est Thaïs. Au début des années 1970, le français d’Anna Moffo était infiniment meilleur que dix ans auparavant dans Manon, mais si la soprano pouvait encore se montrer bluffante sur les scènes, la voix était hélas en pleine décadence, ce que les micros ne pouvaient que cruellement souligner. Avec son timbre sensuel et ces intonations canailles qui donnent à la courtisane un côté Gavroche, la chanteuse serait tout à fait crédible en cocotte soudain tourmentée par la conscience du péché, elle s’offre même le luxe du contre-ré (nimbé par la prise de son d’un léger flou artistique) à la fin de l’air du miroir, mais l’horreur survient dans toutes les phrases déclamées plus que chantées : dans la nuance piano, les syllabes chevrotent horriblement, détonnent, comme si Thaïs était ivre, incapable d’aligner trois notes sans commettre de glissandos à faire frémir. L’héroïne se qualifie d’ « idole fragile », mais celle-ci l’est décidément trop.
Dommage, car l’entourage n’est pas si mal. Certes, Gabriel Bacquier a un peu tendance à en rajouter, cénobite emporté dont on croit volontiers qu’il est né « dans le péché » à Alexandrie, mais malgré la comédie un peu trop perceptible, la voix possède la noirceur nécessaire à Athanaël. José Carreras est un Nicias fougueux, qui s’exprime dans un français très acceptable, et le Palémon de Justino Díaz est bien la basse qu’exige le rôle.