Point d’autre voix que celles du piano… entre 1853 et 1863, Heugel éditait à Paris les quatre volumes de « L’Art du chant appliqué au piano », de Sigismund Thalberg, publications reprises rapidement dans toute l’Europe, malgré la technique superlative exigée de l’interprète. On se souvient de sa rivalité avec Liszt, et de leur confrontation qui ne tourna à l’avantage d’aucun (« Deux vainqueurs, et pas de vaincu »). Si le formidable interprète ne s’est pas montré particulièrement inventif comme compositeur, ses transcriptions, paraphrases et fantaisies sur des thèmes d’opéras célèbres ne méritent pas l’oubli dans lequel elles sont tombées. Sommets de virtuosité, à l’égal de celles de Liszt, qui lui emprunta beaucoup, elles illustrent une technique résolument novatrice, où il est souvent impossible de deviner laquelle des mains joue telle ou telle partie. En 1856, le New York Herald Tribune écrit : « M. Thalberg fait chanter le piano. Il a réussi à surmonter les défauts radicaux de l‘instrument ; sous ses mains, celui-ci est tout autant vocal qu’instrumental ».
L’enregistrement de Paul Wee nous vaut l’intégrale de cette œuvre monumentale, 26 pièces pour plus de deux heures de musique. La notice très richement documentée reproduit, entre autres, l’introduction détaillée de Thalberg, qui n’a rien perdu de sa pertinence et que tout pianiste devrait connaître. Les vingt-six airs, ensembles, Lieder, sont empruntés au répertoire alors prisé, de Pergolèse, Stradella et Grétry à Mercadante et Meyerbeer, en accordant une large place à Mozart, Haydn, Schubert, Donizetti, Rossini et Bellini. En dehors du plaisir renouvelé à l’écoute de chaque pièce, y compris des découvertes, leur ré-écriture est riche d’enseignements sur leur perception par le milieu romantique. Il n’est pas d’œuvre qui laisse indifférent, avec quelques belles surprises : ainsi, Tre giorni, attribué à Pergolèse, pourrait passer pour du Schubert même si la réminiscence de l’impromptu en ut mineur en était absente. Toujours ça chante, avec une plénitude orchestrale manifeste.
Le programme, particulièrement généreux, est complété par trois transcriptions de Lieder de Schubert (l’opus 79), Auf Flügeln des Gesanges, de Mendelssohn, et un air du Mose in Egitto de Rossini. Elles font mieux que soutenir la comparaison avec les réalisations des Liszt, Heller, Czerny, Ernst, pour ne citer que les plus connus.
En dehors de quelques récitals consacrés aux transcriptions, à diverses pièces pianistiques et aux concertos, la discographie de Thalberg est pauvre. C’est une raison supplémentaire de saluer cette ambitieuse première. Car Paul Wee, que nous découvrons à cette occasion, est un fabuleux pianiste, le meilleur avocat de Thalberg (il a fait le choix du barreau tout en se consacrant à son instrument). Sa technique transcendante et son intelligence des œuvres lui permettent de donner à la voix comme au piano toute leur splendeur comme leur poésie. Son toucher, les plans sonores, les textures, la conduite et le soutien de la voix sont admirables. Nul doute que les amateurs de grand piano comme les passionnés d’art lyrique se retrouvent pour applaudir à cette extraordinaire réalisation.