Didon et Enée, c’est trop peu. Quand un compositeur s’avère aussi doué pour l’art lyrique, comment accepter qu’il meure en laissant un seul opéra ? The Fairy Queen et King Arthur, c’est formidable, mais c’est encore trop peu. Hélas, Purcell n’a pas livré d’autre semi-opera comparable à ces deux-là. Que faire, alors ? Une solution, plusieurs fois adoptée ces derniers temps, consiste à enrichir la matière en allant puiser ailleurs dans son œuvre : c’est ce qu’ont fait Peter Sellars et Teodor Currentzis pour The Indian Queen. On peut aussi fabriquer un pasticcio purcellien, comme Miranda, élaboré par Raphaël Pichon et Katie Mitchell, prochainement à l’affiche à Caen et à Bordeaux. A défaut de construire un argument dramatique, on peut aussi, plus simplement, puiser ici et là quelques-uns des plus beaux airs éparpillés par le compositeur. C’est ce que propose le disque The Cares of Lovers.
Quelle dispersion, en effet, de la part de Purcell, qui semble avoir prodigué son génie : quatre morceaux pour un Oedipus de Dryden et Lee (dont le célébrissime « Music for a while »), sept pour Bonduca de Beaumont et Fletcher, et ainsi de suite. Qui remonterait l’une de ces pièces de théâtre et en supporterait tout le texte uniquement pour entendre quelques airs trop parcimonieusement répartis ? C’est presque ici le problème inverse qui se pose, et l’on en viendrait à regretter que les respirations instrumentales ne soient pas un peu plus nombreuses, pour laisser à l’oreille un peu de répit au milieu du chant.
Arrêtons pourtant de trouver la mariée trop belle, et attardons-nous au contraire sur ses attraits. Trois artistes seulement sont réunis sur ce disque, tous trois britanniques : un claveciniste, Richard Egarr, un luthiste, William Carter, qui troque parfois son luth contre un théorbe, et une soprano, Rowan Pierce. Les deux messieurs se font entendre seuls pour les plages 7, 13, deux Grounds, équivalents outre-Manche de la basse obstinée, de la passacaille. Sur le reste du disque, la chanteuse est le plus souvent soutenue par les deux instrumentistes, mais il arrive aussi que seul le luth ou le clavier l’accompagne. Un disque intimiste, donc, qui restitue une forme d’appréciation de la musique sans rapport avec les foules rassemblées dans des salles toujours plus vastes.
Un disque qui montre aussi que les contre-ténors n’ont pas l’apanage des songs avec luth, même si Purcell écrivit plusieurs de ces pages pour une voix de treble. C’est ici incontestablement une voix féminine qui chante, une voix claire, sans aucune ambiguïté androgyne dans le timbre. Jusqu’ici, Rowan Pierce s’est surtout produite en Angleterre, et en général dans des rôles assez modestes, comme Barbarina des Noces de Figaro, mais elle sera cet été Papiria dans Lucio Papirio dittatore de Caldara au festival de Buxton. Dans Purcell, en tout cas, et au disque, cette jeune chanteuse présente bien des atouts : timbre charnu et dépourvu de froideur, fermeté d’accent, articulation nette mais toujours naturelle, agilité et aisance sur toute la tessiture, investissement dramatique, autant de qualités qui devraient également faire merveille sur une scène d’opéra.
Les joies et les peines de l’amour – celles-ci étant parfois une forme qu’empruntent celles-là – ne sont en fait pas les seules à être évoquées, sauf à considérer que les sentiments de piété du chrétien relèvent eux aussi de l’amour, sacré plutôt que profane. Les atmosphères varient aussi (« The Knotting Song » est écrit sur un texte explicitement destiné à faire rire), certaines pièces plus développées exigeant une véritable dramaturgie miniature, comme « Bess o’ Bedlam », qui narre les peines de cœur d’une infortunée qui a perdu sa raison ; leur longueur va de 7 minutes pour « The Blessed Virgin’s Expostulation » à tout juste moins de 2 minutes pour « The cares of lovers » qui donne son titre au disque. Beaucoup de très belle musique, bien chantée par une voix qui possède les moyens exacts de ce qu’elle interprète : c’est beaucoup, et cela mérite d’être savouré à sa juste valeur.