Après la « Massenet Edition » proposée sous étiquette Erato il y a quelques mois, Warner met sur le marché une « Gounod Edition », cette fois justifiée par le bicentenaire du compositeur : quinze CD arborant tantôt le logo Erato, tantôt le logo Warner Classics. Mais contrairement au coffret Massenet, exclusivement consacré à l’opéra, cette nouvelle compilation fait la part belle aux mélodies et à la musique religieuse. Trois opéras seulement, les trois qui ont fait la gloire de Gounod, les trois seuls que l’on joue encore, auxquels ces dernières années ont pourtant adjoint Le Médecin malgré lui et La Colombe, qu’il aurait été bon de pouvoir ajouter ici, pour montrer l’importance du genre opéra-comique dans sa carrière. Autre point discutable : au sein du vaste catalogue EMI, selon quels critères ont été retenues les versions de Faust, de Roméo et Juliette et de Mireille ? Le choix reflète évidemment une époque où, dans l’esprit des décideurs, le chant français n’existait apparemment plus, sauf pour les seconds rôles, la présence d’Alain Vanzo dans Mireille étant l’exception qui confirme la règle ; heureusement, ces francophones que sont José Van Dam et Gino Quilico avaient la cote auprès des studios. Alors, certes, les chefs de chant faisaient leur métier, et les accents qu’on entend ici n’ont, pour la plupart, rien de véritablement rédhibitoire, si ce n’est qu’ils côtoient justement des artistes qui, confinés à des personnages secondaires, s’expriment, eux, dans un français assez admirables (écoutez le Tybalt de Charles Burles, la dame Marthe ou la Gertrude de Jocelyne Taillon, le Capulet ou le Ramon de Gabriel Bacquier). Ces chanteurs-là nous font imaginer ce que serait un opéra français où les principaux protagonistes s’exprimeraient avec naturel… Dernière remarque de détail : tant qu’à faire de piocher dans le catalogue pour fabriquer ce florilège (Warner a emprunté à neuf disques différents pour constituer un bouquet d’une trentaine de mélodies), n’aurait-il pas été possible de revoir la répartition des plages pour Roméo et Juliette, dont l’acte II reste scindé en deux morceaux, simplement parce que les galettes reprennent la durée des 33-tours ?
Pour Faust, c’est la version dirigée en 1978 par Georges Prêtre qui a été retenue parmi tant d’autres. Le chef français choisit des tempos étonnamment mesurés : au deuxième acte, après une kermesse déjà lente, la valse est carrément soporifique. Au moins trouvera-t-on ici tout le premier tableau de l’acte IV, si souvent coupé. Avec plus de muscles que de poésie, Placido Domingo a au moins le mérite d’essayer des nuances (« A moi la jeunesse » pris sur le ton du rêve), mais son contre-ut est bien court… Nicolai Ghiaurov rappelle de loin Boris Christoff, dont il n’a que les défauts sans les qualités : même accent slave, mais surtout négligence rythmique et truculence absente, son Méphisto existe à peine. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’une spécialiste des « petites femmes » pucciniennes, Mirella Freni est une Marguerite moins éthérée qu’à l’ordinaire, mutine et coquette dès sa première intervention, mais aussi une Marguerite un peu vériste, qui s’autorise des éclats auxquels n’aurait sans doute jamais songé madame Carvalho, pour qui Gounod conçut plusieurs de ses plus grands personnages féminins.
Intéressante rareté pour les francophones, la fameuse Margarethe, version traduite de ce que les Allemands refusent d’appeler Faust pour ne pas insulter la mémoire de Goethe. Dommage qu’il ne s’agisse que d’un « Grosser Querschnitt », une sélection d’extraits, car la distribution est plus qu’alléchante. En 1973, deux ans avant sa participation à la légendaire production signée Jorge Lavelli à l’Opéra de Paris, Nicolai Gedda était encore le plus séduisant des Faust, avec un contre-ut éclatant concluant « Salut, demeure chaste et pure ». Kurt Moll propose un Méphisto aux moyens somptueux, mais extrêmement sérieux jusqu’à la Sérénade. Dietrich Fischer-Dieskau est un Valentin rébarbatif à souhait. Edda Moser rate un peu son entrée, trop « grande voix » pour la modestie de Marguerite refusant la main que lui propose Faust, mais tout le reste est superbe, et l’on regrette que la scène de l’Eglise ne figure pas dans ces morceaux choisis, le 33-tours ayant limité la durée du disque à une cinquantaine de minutes. Giuseppe Patanè dirige le tout avec sérieux, très loin de l’esprit opéra-comique des origines de cette partition, et le Rias-Kammerchor sonne presque trop virginal pour la Valse.
Pour Roméo et Juliette, nous sommes toujours dans l’ère où aucun chanteur français n’était jugé digne de se voir confier les rôles principaux. Alfredo Kraus est un Roméo de 56 ans et, malgré la délicatesse de l’incarnation, cela s’entend, comme il est inévitable : l’aigu final dans « Ah, lève-toi, soleil » sent terriblement l’effort et n’est pas très agréable à l’oreille. En écoutant Catherine Malfitano pépier assez joliment dans l’aigu, on n’imagine pas qu’elle abordera Salomé quelques années plus tard. José Van Dam est un Frère Laurent très sentencieux, mais après tout, c’est ce que veut le personnage. Michel Plasson propose une version aussi complète que possible de l’acte IV, en faisant suivre l’air du poison du « cortège nuptial », de l’épithalame et de la pseudo-mort de Juliette.
Par chance pour le mélomane francophone, Mireille est sans doute un opéra trop hexagonal pour avoir suscité beaucoup de titulaires à l’étranger : Mirella Freni, encore elle, est donc la seule non-francophone présente dans l’intégrale dirigée par Michel Plasson, encore lui. Le chef confie Andreloun à un jeune garçon – on a évité le pire, car lorsqu’il dirige Faust sur scène, il a la mauvaise habitude de confier Siébel à un ténor, au nom d’une prétendue vraisemblance. Avec un style qui n’est guère plus français que pour Marguerite, Freni semble néanmoins mieux canalisée. Comme on pouvait s’y attendre, Alain Vanzo est un modèle de raffinement, et il chante cette musique en héritier de toute une tradition longtemps préservée dans les théâtres français. Van Dam est un bel Ourrias, encore assez fringant pour imposer son bouvier.
Côté airs d’opéra, on trouvera ici presque tous les grands numéros ayant survécu de La Reine de Saba, de Cinq Mars et de Sapho (avec même la légende d’Héro et Léandre au premier acte de Sapho, enregistrée en 1984 par Marilyn Horne). Le jeune Rolando Villazón était encore en 2004 un chanteur prometteur, et Françoise Pollet à son zénith était une bien belle artiste. « O ma lyre immortelle » gravé en 1958 par Régine Crespin reste un classique indémodable, indépassable. Côté mélodies, on n’en dira peut-être pas autant de la plage la plus ancienne de tout ce coffret, « Au rossignol » enregistrée en 1945 par Pierre Bernac avec Poulenc en personne au piano : la diction est exemplaire, mais le style semble aujourd’hui bien désuet. De 1957 datent vraisemblablement les deux plages où l’on entend Camille Maurane, qui sonne lui aussi un peu pointu. En 1992, José Van Dam sonnait très pompeux, décidément plus « père noble » qu’amant enflammé dans « Medjé », et il est dommage que n’ait pas plutôt été réédité dans son intégralité le disque de mélodies de Gounod proposé en 1973 par Gérard Souzay, un véritable modèle du genre. De Barbara Hendricks (qui avait en 1982 chanté Juliette sur la scène du Palais Garnier), on remarque surtout les e muets beaucoup trop appuyés et la fragilité vocale. José Carreras interprète « Au printemps » dans un français assez remarquable. On est ravi d’entendre Felicity Lott et Ann Murray chanter en duo (même si les paroles de « L’Arithmétique » ne sont pas d’un certain « Marzials » mais de Charles Turpin), ainsi que deux exquises fables de La Fontaine pour quatuor de voix d’hommes (a cappella dans le cas de « La Cigale et la fourmi »).
Côté musique religieuse, Mors et vita n’a pas bénéficié de tant d’enregistrements, et la version Plasson reste la seule disponible pour cet oratorio, genre qui motivait davantage Gounod que l’opéra dans les dernières décennies de son existence. Pour la puissante Messe de sainte Cécile, le choix était à peine plus large, plutôt que la version de 1984, dirigée par Georges Prêtre (avec l’inévitable Barbara Hendricks), Warner a repris celle de 1963, avec une assez superbe Pilar Lorengar. Au chapitre des curiosités, les deux symphonies gravées en 1979 par, forcément, Michel Plasson, donnent une idée de ce que Gounod aurait été sans la voix humaine.