En 2013 Franco Fagioli avait consacré son premier album solo chez Naïve à Gaetano Majorano, dit Caffarelli, capricieux divo s’il en fut, mais dont la voix d’or avait servi les Porpora, Hasse, Leo, Vinci ou encore Caffaro – auquel le castrat, pur produit de l’école napolitaine, avait emprunté son nom de scène. Caffarelli avait été au sommet de sa gloire les années 1730-1750, époque où il était en farouche concurrence avec Farinelli.
La carrière de Giovanni Battista Velluti, le dernier des grands castrats d’opéra, culmine dans les 1805-1825. À un moment où les compositeurs de tout premier plan ne composent plus pour les castrats. La mode a tourné. Gluck et Mozart déjà préféraient les ténors légers aux castrats (c’est parce qu’il n’avait pas le choix que Mozart en accepta un pour le Sesto de la Clemenza di Tito). Velluti fait figure de survivant d’une époque révolue, comme son principal concurrent, Crescentini, plus âgé que lui de dix-huit ans, qui cesse de chanter en 1812).
Cet album propose certains des airs qu’il chanta le plus, au cours d’une carrière tardive sans doute, mais triomphale. « Il y a deux façons de juger le chant : à l’aune de l’art ou à l’aune du sentiment. Velluti est sublime dans l’un et l’autre », écrit un critique anonyme du London Magazine.

Quand c’est fait, c’est fait
Né non loin de Macerata dans les Marches en 1780, il fit ses débuts dès l’âge de dix-sept ans, après avoir peut-être étudié dans l’une des écoles musicales d’une région qui avait donné nombre de castrats célèbres (Carestini, Mancini, Rauzzini, Pacchierotti, Crescentini).
La légende, peut-être fondée, raconte qu’il subit l’orchidectomie par erreur : le docteur que ses parents le menèrent consulter comprit mal leur demande et, sans doute habitué à accomplir ce geste, il coupa court à la carrière militaire qu’on prévoyait pour lui. On en fit donc un chanteur.
Il est resté fameux pour sa querelle avec Rossini, assez mystérieuse d’ailleurs. On dit parfois et semble-t-il faussement (à la suite de Stendhal) que c’est pour avoir ornementé à sa manière sa création du rôle-titre d’Aureliano in Palmira lors de la saison 1814-1814 de la Scala de Milan qu’il se fâcha avec le maestro, qui ne l’appela plus que pour la cantate laudatrice Il vero omaggio en 1822 à Vérone.
Plutôt qu’aux opéras du cygne de Pesaro (dont il refusa de chanter Malcolm de la Donna del lago ou Arsace de Semiramide qu’on lui proposa de reprendre ici ou là), il se consacra à ceux de Nicolini, le compositeur de Piacenza, fort célébré en son temps, dont il fut le principal interprète en Italie, mais aussi à Vienne, Munich ou Saint-Pétersbourg. Il fut aussi l’interprète de Meyerbeer (Il Crociato in Egitto), de Pacini et surtout de Morlacchi (Tebaldo e Isolina, qu’il promena dans toute l’Europe fut son plus grand succès).
Il se retira fortune faite en 1830, pour se consacrer à l’agronomie sur les terres entourant sa villa des rives de la Brenta.

C’est évidemment la virtuosité ébouriffante de Franco Fagioli qui fait tout l’intérêt de cet album, et le soin extrême qu’il met à exalter des partitions oubliées.
Oubli injuste, s’agissant de Giuseppe Nicolini, présent ici avec trois extraits remarquables de ses quelque quarante-cinq opéras.
La maîtrise à passer de la voix de tête la plus gracile au registre de poitrine suffit à teinter de dramatisme l’aria « Vederla dolente », extraite de Balduini duca di Spoleto de Nicolini, une déploration sur un rythme pimpant assez déconcertant. Il semble que Vellutti aimait particulièrement les tempos vifs, même pour exprimer des sentiments douloureux, en jouant sur les couleurs de la voix, ce que fait ici Fagioli avec une facilité qui éblouit.
Couleurs de mezzo
De Nicolini aussi (Vellutti chanta dans quarante productions de ses opéras), l’aria « Ah se mi lasci o cara », extraite de Troiano in Dacia, fait la voix dialoguer avec une clarinette (il semble que Velutti, attentif aux couleurs orchestrales, rivalisait souvent avec ou tel vent, à sa demande vraisemblablement). L’air, expressif et très rossinien, appartient plutôt au registre mezzo-soprano. Il y a quelques années Fagioli disait à Forum Opera : « En termes modernes, je ne me sens pas du tout soprano. Je me sens bien dans des rôles qu’on attribue aux mezzos, comme Sesto ou Idamante chez Mozart, ou Arsace chez Rossini ». Cette aria de Troiano in Dacia où la voix adopte des couleurs plus chaudes le donne à entendre.

Mais le point culminant de cet album est atteint avec la grande scène « Ecco o numi compiuto… Ah quando cesserà… Lo sdegno io non pavento » de Carlo Magno, opéra seria créé en 1813 à Piacenza. Une pièce intéressante par sa structure, qui fait se succéder plusieurs « pezzi chiusi » et donc s’évadant du schéma récitatif-aria-cabalette.
Après une noble introduction orchestrale mettant en relief cette fois-ci le basson, vient un récitatif (ponctué par un orchestre aux couleurs fauves -le basson à nouveau), puis une prière à la mélodie très inspirée (belles cordes en sourdines à l’arrière-plan), puis un nouveau récitatif énergique, enfin un rondo héroïque, morceau de bravoure multipliant les exploits vocaux (sauts de notes sur deux octaves, roulades, crescendo-descrescendo, changements de tempo).
Le rôle de Vitekindo était l’un des favoris de Vellutti, et l’on comprend pourquoi à l’écoute de Fagioli : pathétique dans les récits, introverti et sensible dnas la prière (avec à nouveau ces graves en voix de poitrine si troublants, avant une immense colorature très expressive), ardent dans le dialogue avec Rosmida – qui semble préfigurer le jeune Verdi-, il reste constamment sensible dans l’acrobatique rondo, parvenant à donner du sens aux chausse-trappes en tout genre que lui tend Nicolini, dont il transcende le côté sportif.
Fabrication standard
En revanche, musicien de la génération suivante, Mercadante paraît n’avoir à offrir que son savoir-faire et le ressassement de formules fatiguées.
La Cavatine de son Andronico semble un reflet pâli de la scena qu’on vient de décrire : introduction orchestrale avec clarinette concertante, récitatif rhétorique (« Où suis-je, quelle est cette brise ? »), deuxième introduction (toujours la clarinette), cavatine à la mélodie suave, ornée de quelques premières broderies discrètes, puis de plus en plus flamboyantes, cadence introduisant le da capo (les vocalises s’affolent), intervention du chœur (« de Bulgares »), « Qu’entends-je ? », accelerando introduisant la cabalette, adornée de fioritures légères du soliste, le tempo s’emballe encore à la Rossini, encourageant le chanteur à des coloratures qui par paliers montent de plus en plus haut dans une manière d’exaspération, jusqu’au final agitato réglementaire.
Franco Fagioli fait rutiler toute la gamme des abellimenti les plus savants et s’offre des croisières intrépides d’un bout à l’autre de sa tessiture (avec à nouveau des plongées vers la voix di petto), et on ne peut que saluer la performance, si vaine paraisse-t-elle.

Et, toujours dans Andronico, que dire du rythme sautillant sur lequel le chœur des ermites chante « Quel jour affreux »… On n’en admire que davantage la musicalité de Fagioli dans l’aria « Soave imagine », la ligne ciselée, le cristallin du timbre, la sensibilité des ornements, qui dépassent le décoratif pour prendre une couleur émouvante. La scène d’action suivante, dialogue avec le chœur et plusieurs de ses solistes (non nommés), introduit la cabalette « Sorgete, miei cari » où Fagioli est extraordinairement virtuose, entrelaçant les trilles perlés aux vocalises, les notes piquées, les descentes vertigineuses du plus haut de son falsetto jusqu’à des notes graves dignes de Marilyn Horne. La voix est d’une transparence, d’une finesse extraordinaires, pour ne rien dire de son agilité sidérante.
Un bel canto pré-romantique
Du Tebaldo e Isolina de Francesco Morlacchi, la scena « Notte tremenda… » suivie de la romanza de Tebaldo « Caro suono lusinghier» fascina le jeune Verdi. On comprend pourquoi : un orchestre très coloré – hautbois, trombones, fermes accents des cordes graves (et c’est l’occasion de souligner l’opulence des sonorités de l’Orchestre de l’Opéra Royal, et la direction tour à tour animée et souple de Stefan Plewniak), le sentiment tragique du récitatif, puis une aria mélancolique, en dialogue avec la flûte, où Vellutti pouvait mettre en avant le soyeux de la voix, avant qu’il ne laisse rutiler des variations, que les caprices de son invention enrichissaient à l’envi. Fagioli en donne une lecture délicate et retenue, pré-romantique et élégante.

Quant à l’extrait de la cantate de Rossini Il vero omaggio, où Vellutti chantait la partie du berger Alceo, c’est un festival de gruppetti, de trilles, de sauts de notes, où Fagioli fait appel le plus souvent à son registre mezzo. Il a surtout l’intérêt de rappeler ici la seconde et dernière collaboration de deux personnages qui se sont manqués, et c’est dommage pour l’un et l’autre.
L’album commence par ce qui a tout d’un bis : l’aria « Qual mi circonda e agghiaccia…Dolenti e care immagini… Vedrai quest’anima» ajouté par Paolo Bonfichi (plutôt prolifique producteur de musique sacrée en tous genres) à une reprise de l’opéra (perdu) Attila de Farinelli (1814) et que Vellutti le chanta partout, en bis justement. Mélodie facile dont la reprise ornementée visite toute la tessiture, elle pourrait passer pour le prototype de ces airs à variations qu’on réclamait aux castrats : un contenu musical modeste et des coloratures en veux-tu en voilà. L’air fut adopté par la Pasta qui l’ajouta dans la Zelmira de Rossini, puis un bataillon de prime donne non moins désinvoltes en firent autant dans des opéras de Mayr, de Soliva et même dans le Barbier ou Semiramide…
C’est ce qu’on appelait un « air de malle », une petite chose à emporter en voyage, qui ne tient pas de place et qui va avec tout.