Alors que l’opéra Great Scott réunit en ce moment à Dallas une partie du gratin lyrique états-unien, il faut bien se faire à cette réalité : Jake Heggie est aujourd’hui le compositeur américain qui écrit le plus pour les voix, tant pour la scène que pour le concert, au point qu’il paraît s’être détourné de la musique instrumentale, ces dernières années. Dans le domaine de la mélodie, sa production ne cesse d’augmenter, notamment en collaboration avec le poète Gene Scheer, auquel il doit le livret de son opéra Moby-Dick, mais aussi le texte de plusieurs cycles, dont Camille Claudel : Into the Fire (2012). Ce qui ne l’empêche pas de mettre également en musique les plus grands classiques américains (Walt Whitman, Emily Dickinson).
Ses mélodies attirent depuis longtemps les meilleurs chanteurs des Etats-Unis, soucieux de défendre leur répertoire national : en 1999, le disque The Faces of Love réunissait, entre autres, Renee Fleming, Sylvia McNair, Jennifer Larmore, Carol Vaness et Brian Asawa. Frederica Von Stade fut un temps l’égérie de Heggie, Joyce DiDonato lui a succédé, et les deux mezzos sont réunies dans Great Scott.
La nouveauté, cependant, est que cette musique attire maintenant des artistes non-américains, puisque Angelika Kirchschlager vient d’enregistrer un disque consacré aux mélodies de Heggie. Certes, le répertoire de la mezzo autrichienne se focalise désormais sur la musique des XXe et XXIe siècles : ces deux dernières années, on l’a vue dans La Mère coupable de Milhaud, dans L’Opéra de quatre sous et dans une création, Geschichten aus dem Wiener Wald. Cette musique fait appel à de tout autres qualités que les Mozart et Strauss de ses débuts, et correspond sans doute à ce que la chanteuse est le mieux à même d’offrir à présent. D’ailleurs, le programme de ses récitals les plus récents se partage entre Schumann et Heggie.
Dans le livret d’accompagnement, le Liederkreis dudit Schumann est précisément invoqué comme la principale influence s’exerçant sur l’art de Heggie, pour qui il semble que toute mélodie doive être associée un rythme de danse, et que le texte doive être généreusement agrémenté d’onomatopées « musicales » du genre Hou hou, Tralalala, ou Daï daï daï. Bien sûr, cela prête à ses compositions une séduction immédiate, permet de les mémoriser facilement, mais les rend aussi terriblement prévisibles, dès qu’on en a entendu les premières mesures. Loin de nous l’idée que la musique sérieuse doive être dénuée de tout charme pour l’oreille, mais par volonté de plaire, faut-il ainsi succomber à une facilité proche de la chanson de grande consommation ?
Tout ici gambille et chantonne, depuis la pièce la plus ancienne, les Songs to the Moon, destinées à Frederica von Stade, créés en août 1998 au festival de Ravinia, Illinois. Le cycle Statuesque (2005) donne la parole à trois sculptures : avec la statue de Henry Moore, on se croirait chez Kurt Weill, peut-être à cause du vers « I am a mystery to myself », dont les accents rappellent « I am stranger here myself ». La mélodie confiée à la Victoire de Samothrace prend des airs de danse populaire, et l’on s’avance parfois jusqu’aux rythmes galopants du Bernstein de West Side Story. Certes, Poulenc a composé des valses chantées, mais pas seulement !
Les trois mélodies de 2011, The Breaking Waves, offrent un peu plus de profondeur. Sur ces textes de sœur Helen Prejean (l’héroïne de son opéra Dead Man Walking), Heggie se montre un rien plus audacieux, surtout dans « Music », entièrement a cappella. De manière générale, le pianiste néerlandais Maurice Lammerts van Bueren ne semble pas surmené par les accompagnements. De la musique facile, donc, pour l’essentiel de ce disque, mais peut-être la sélection opérée ici n’est-elle pas la plus représentative de l’œuvre de Jake Heggie.