Parmi la salve Sony Classical des enregistrements tirés des archives du MET, ce Fidelio de février 1960 apparaît comme une bonne surprise.
A tout seigneur tout honneur : ce CD permet de vérifier, une fois de plus, l’évidente affinité de Karl Böhm avec une partition qu’il affectionnait tout particulièrement et qui l’a accompagné tout au long de sa carrière. La preuve : on le retrouve à 11 reprises dans la discographie de l’œuvre, (dont 4 fois au MET !), depuis la captation effectuée pour la radio à Vienne en 1944 jusqu’à un live de 1978 à Munich. On mentionnera, entre les deux, l’enregistrement à juste titre légendaire de la soirée de réouverture du Staatsoper de Vienne, le 5 novembre 1955, historique dans tous les sens du terme, la version studio bien connue de 1969 à Dresde (pas son témoignage le plus intéressant, loin s’en faut) et aussi la bande son du film tourné par Deutsche Gramophon en 1969-70.
D’un orchestre bien pauvre en qualités intrinsèques (et ce dès les premières mesures de l’ouverture…), Böhm parvient à tirer des ressources insoupçonnables, grâce à une direction magistrale : ça avance, ça bondit, ça vit, ça brûle de vérité théâtrale. Que l’on écoute, pour s’en convaincre l’accompagnement haletant, d’une urgence folle de « Ha ! Welch’ ein Augenblick » ! Quelle tension ! On est loin des abîmes métaphysiques que Furtwängler ouvrait dans cette œuvre : Böhm fouette et cravache, mais sans jamais aller jusqu’à la sortie de route : précieuse et noble tradition des Kappelmeister qui savaient tenir un orchestre mais aussi le faire respirer quand l’action l’impose.
Beethoven, c’est entendu, ne savait pas (ou ne voulait pas savoir) écrire pour les chanteurs. Fidelio l’atteste, et les difficultés y abondent, notamment dans les deux rôles principaux, pensés sans le moindre souci de ménagement pour ceux qui les chantent. Il y faut donc des interprètes dotés d’une solide endurance, ainsi que d’une technique des plus robustes. Cela explique d’ailleurs que Florestan et Leonore aient été le plus souvent distribués à des chanteurs habitués au répertoire wagnérien (Nilsson et Vickers ici, mais aussi Mödl, Rysanek, Behrens, King ou Kollo).
Savourons donc sans retenue la présence d’un couple Leonore/Florestan à la hauteur de l’œuvre, qui lui rend pleinement justice et –surtout- se joue de ses nombreuses difficultés. Pour tout dire, c’est un des binômes les plus convaincants qu’il nous ait été donné d’entendre.
Vickers et Nilsson sont assez largement documentés dans ces deux rôles, notamment à travers des enregistrements de studio, aisément disponibles (avec Klemperer ou Karajan chez EMI pour Vickers, avec Maazel chez Decca pour Nilsson). La scène leur procure un supplément d’engagement et de vérité, appréciable notamment pour Nilsson, au tempérament notoirement placide.
Le Florestan de Jon Vickers n’est pas loin de la perfection : son timbre viril, reconnaissable entre tous, y fait merveille. Son incarnation est toute d’intériorité, fuyant tout exhibitionnisme : bien souvent, il bouleverse. En 1960 (l’année de son premier Otello au disque), la voix est à son apogée, les ressources de puissance semblent inépuisables, et on guettera en vain les maniérismes qui, plus tard, pollueront son chant.
Birgit Nilsson, qui avait débuté 2 mois auparavant au MET en Isolde (pour le plus grand plaisir du public, si l’on en juge par le tonnerre d’applaudissements qui accompagne son arrivée sur scène…), campe une Leonore un brin monolithique, « toutes voiles dehors », mais diablement efficace : à aucun moment, elle ne donne l’impression de peiner, là où les efforts de tant d’autres sont hélas bien audibles… Elle se permet même (ô bonheur !) quelques allègements qui disparaitront bien vite ensuite. Elle forme avec Vickers un couple extraordinairement convaincant : leur duo « O namenlose Freude » à l’acte II est envoyé « comme à la parade » : c’est grisant, et tellement réjouissant d’entendre ce formidable emportement sans rien de précautionneux !
On passera bien plus rapidement sur le couple Marzelline/Jaquino (interprété par Laurel Hurley et Charles Anthony), qui fait très province : elle très soubrette, lui bien peu idiomatique. A oublier.
Les voix graves offrent un bilan contrasté : le Rocco d’Oskar Czerwenka, sans être franchement mauvais, indiffère avec sa voix grasse, son chant paresseux et son incarnation quelque peu paterne. Giorgo Tozzi s’acquitte honorablement de ses quelques phrases à la fin de l’œuvre : reconnaissons que le rôle n’est pas des plus valorisants.
Un grand coup de chapeau, pour finir, au Pizzaro noir, inquiétant – parfaitement idiomatique, pour le coup – d’Hermann Uhde (un autre habitué des scènes wagnériennes) : voilà encore une grande incarnation, magnifiquement chantée, qui évite le double écueil du traître d’opérette ou du Klingsor égaré dans la machine à remonter le temps.
Au bilan, une édition réjouissante, où les motifs de satisfaction l’emportent de beaucoup sur les quelques pailles.
Julien MARION