« Là où s’arrête le pouvoir des mots commence la musique ». Heiner Müller a semble-t-il fait sien l’axiome de Richard Wagner, au moment de mettre en scène son Tristan et Isolde. Dépassant les didascalies et limitant les jeux de scènes, les changements de décors, les entrées et sorties des personnages, le dramaturge allemand signe un spectacle d’une froide dureté, sans complaisance. Le théâtre même, le feu des regards, le frémissement des gestes, le frisson de l’étreinte sont balayés par une direction d’acteur où tout est code, logique et symboles, à l’image des leitmotive, devenus uniques guides et bases exclusives de l’action et de sa continuité. Mais là où tout pouvait être glacial, rien ne laisse indifférent. La mécanique théâtrale élaborée par Müller, radicale au point de confiner à l’idéologie, génère une vraie poésie et libère des charmes indéniables. La clarté diaphane de cette mise en scène qui expose tout avec le plus grand minimalisme, qui montre beaucoup en utilisant peu les artifices du spectacle, met parfaitement en valeur les tourments les plus profonds des personnages, leurs émotions les plus sincères. Ainsi « la mort libératrice de l’amour » est reléguée à sa juste place, celle du mythe, au profit d’une passion plus humaine, charnelle enfin, et sensuelle. Le corollaire de la « froideur chirurgicale » semblait inévitable, il se trouve transcendé. C’est en ce génial paradoxe que se définit ce spectacle historique, tant par sa perfection jusqu’au-boutiste que par l’émotion forte et pure, prégnante sans artifices, qu’il diffuse.
Historique aussi par sa distribution ! Lors de la création, en 1993, Waltraud Meier osait ses premières Isolde. A la reprise de 1995, sa princesse a l’autorité de l’expérience, tandis que la voix conserve encore une jeunesse, une fougue insolente qui l’élèvent au plus haut niveau. L’actrice, si souvent flamboyante, sait s’accommoder de la sobriété qu’exige Heiner Müller, et peint à travers l’économie des gestes un saisissant portrait, jamais fou ni hystérique, mais contrasté, pétri de fureur divine ou de passion retenue. Si le chanteur Jerusalem montre à chaque instant vaillance et sensibilité, l’acteur fait profil bas, pas assez bravache dans la confrontation du I, manquant du charisme essentiel pour porter l’acte III. Au II, tout de même, il trouve une tendresse alanguie des plus convaincantes. Matthias Hölle a suffisamment d’intelligence de la progression dramatique pour bouleverser le spectateur, dans son monologue : bien long, celui-ci pourrait durer deux fois plus longtemps sans que l’ennui nous guette. Uta Priew est une digne et attachante Brangäne (dont le registre aigu manque cependant de rondeur), et Falk Struckmann fait un sympathique Kurwenal, chantant trop constamment en force toutefois. Les rôles secondaires sont impeccables (on notera la présence de Poul Elming, en Melot et en jeune marin).
Quand une production lyrique entre dans la légende, le chef d’orchestre y est toujours un peu pour quelque chose. Expert incontesté des opéras de Wagner, Barenboïm fait flamboyer la partition, laisse s’exprimer et s’accumuler mille détails cinglants, dirigeant un Orchestre du Festival de Bayreuth somptueux comme toujours, mais incisif comme jamais. Cette flamme théâtrale, qui est à la fois le contraire et le complément de l’esthétique symboliste de Müller, participe pleinement à la réussite du spectacle, et donc du DVD. Serait-ce qu’à l’opéra, comme en amour, les contraires s’attirent ? Entre Barenboïm et Müller, aurions-nous une synthèse exhaustive de ce qu’est Tristan et Isolde ? Ce DVD garde sa part de mystère, mais là-dessus aucun doute : c’est une référence !
Clément Taillia