Si Verdi ne parvint jamais à tirer un opéra du Roi Lear, projet récurrent tout au long de sa carrière, il eut néanmoins à maintes reprises l’occasion de dépeindre des relations père-fille qui valaient bien celle du vieux roi et de sa bien-aimée Cordelia (voir le volet « Filiation » de notre dossier Verdi-Wagner). Avec I Masnadieri, Schiller et ses Brigands lui permirent de dépeindre une rivalité fratricide aussi redoutable que celle opposant Edgar à Edmund dans Le Roi Lear. Et la triple vision infernale qu’on trouve au dernier acte dans le récit du cauchemar renvoie à la triple apparition que les sorcières convoquent pour Macbeth. Est-ce la raison pour laquelle Gabriele Lavia a décidé d’en rajouter dans le genre shakespearien ? Francesco, le méchant frère, devient ici un autre Richard III, bossu, la jambe raide, sa difformité physique offrant un équivalent visible à sa monstruosité morale, colossale finesse. En visionnant le DVD publié par C Major dans le cadre de son intégrale Verdi, on a plus d’une fois l’impression de voir une de ces mises en scène trash du chef-d’œuvre de Shakespeare : l’intrigue est transposée à une époque imprécise, dans un décor unique, ou plutôt une absence de décor, la cage de scène du Teatro San Carlo de Naples ayant été mise à nu et taguée de haut en bas, avec des slogans aussi éloquents que « Liberta o Morte ! ». Le sol terreux est jonché de feuilles mortes, les personnages montent sur un praticable placé au beau milieu, le fauteuil du vieux Massimiliano reste à l’avant-scène du début à la fin… Au nihilisme de ce non-lieu mangé par les graffitis répondent les costumes punk des figurants censés représenter les invités aux noces de Francesco avec Amalia, les longs manteaux de cuir et les gants cloutés des brigands… Spectacle statique, qui s’enlise dans la facilité : dommage pour la seule version d’I Masnadieri disponible en DVD (la vidéo captée en Australie en 1980 avec Joan Sutherland et la version de Palerme en 2001 n’existent que dans les circuits parallèles). Une fois de plus, on regrette que n’ait pas été captée la production donnée à Zürich en 2010, avec notamment Thomas Hampson.
Heureusement, les voix sont là, mais cela ne rattrape pas tout. La Venezuelienne (Ana) Lucrecia Garcia est mieux qu’un rossignol à la Jenny Lind (pour qui le rôle fut écrit), sa voix est à la fois précise dans la colorature tout en ayant une opulence appréciable. Hélas, l’actrice est on ne peut plus placide, et la caméra ne nous épargne pas les gros plans sur la transpiration perlant sur son visage. Au moins manifeste-t-elle une entente parfaite avec son compatriote Aquiles Machado (qui, lui, a énormément maigri ces dernières années) : alors qu’ailleurs le ténor a parfois tendance à forcer son émission, à en rajouter dans la puissance et la durée des aigus, il susurre avec une grande délicatesse le magnifique duo « Qual mare, qual terra » qui marque les retrouvailles de Carlo avec sa bien-aimée. Artur Rucinski prête au personnage du « méchant » Francesco un superbe timbre de baryton, à la noirceur tout à fait appropriée et aux accents rageurs parfaitement bienvenus. En Massimiliano, Giacomo Prestia, basse un peu grise, est nettement plus effacé. Dans les seconds rôles, on s’étonne que Naples n’ait pu trouver de meilleur Arminio que Walter Omaggio, à la voix défaillante et chevrotante comme si l’âge de la retraite avait depuis bien longtemps sonné pour lui. Le chœur (masculin) tient dignement son rôle, la partition lui confiant quelques beaux passages comme le jeune Verdi aimait à en composer ; comme la production demande simplement aux choristes de faire leur entrée par le fond de scène et de venir se planter immobiles face à la fosse, ils peuvent se concentrer sur la partition. Quant à l’orchestre que mène Nicola Luisotti, alors tout récemment nommé directeur musical du San Carlo, il sert avec fougue ce Verdi qui anticipe de peu les grandes réussites à venir. Dommage que ce DVD offre si peu à regarder.