Depuis les années 1970, l’Europe a vu se multiplier les détournements d’anciens lieux de travail pour y accueillir des représentations d’opéra. Le phénomène fut d’abord lié à des œuvres spécifiques : durant cette décennie, Jorge Lavelli mit en scène ainsi Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono dans une usine désaffectée de Lyon, ou Fidelio dans la Halle aux grains de Toulouse. A Amsterdam, c’est dans une ancienne usine à gaz, la Westergasfabriek, transformée en complexe culturel, que Pierre Audi a monté des œuvres de Claude Vivier. Et voilà que le label Capriccio attire notre attention sur un autre de ces endroits : la Tabakfabrik de Linz. Bâtie dans les années 1930 par Peter Behrens, cette usine fermée en 2009 fut rachetée par la ville, qui en a fait un centre d’art et d’affaires.
Ce cadre insolite ne correspond finalement pas si mal à Ulenspiegel, opéra comme aurait pu en écrire Richard Strauss s’il avait eu une conscience sociale et politique un peu plus développée (même Friedenstag paraît loin du compte). Walter Braunfels a lui-même écrit le livret de son deuxième opus lyrique d’après le roman Till l’Espiègle de Charles de Coster, et l’on y retrouve la lutte des Gueux contre l’occupant espagnol. L’indispensable intrigue amoureuse paraît ici bien secondaire par rapport à la dimension historique de l’œuvre qui met en avant le combat du peuple contre l’oppresseur. Le seul rôle du chœur suffirait à illustrer cette dimension.
Alors que l’intérêt pour le compositeur des Oiseaux (son troisième opéra) s’était ces dernières années surtout porté sur des créations tardives comme sa Jeanne d’Arc de 1943 ou son Annonce faite à Marie de 1948, il est juste qu’un retour de balancier nous ramène au début de sa carrière. Créé à Stuttgart moins d’un an avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Ulenspiegel n’avait plus jamais été rejoué avant sa recréation en 2011. On le comprend aisément : il inclut quatre personnages principaux et une vingtaine de rôles secondaires, il exige un chœur et un grand orchestre, conformément à l’esthétique post-romantique dans laquelle il fut conçu.
Produire une version chambriste de la partition est donc peut-être le meilleur moyen de la rendre abordable. On découvre ainsi une composition admirable, très proche de Richard Strauss dans ses sonorités. A aucun moment la prestation de l’Israel Chamber Orchestra ne donne lieu de regretter la réduction des effectifs à environ 35 instrumentistes, conduits par Martin Sieghart, directeur d’EntArteOpera, association fondée en 2012 pour ressusciter la musique « dégénérée ».
Cet allègement de la masse orchestrale bénéficie surtout au rôle-titre, car s’il faut saluer le courage du ténor Marc Horus, force est de reconnaître qu’il n’a peut-être pas tout à fait le format wagnérien qu’appelle l’œuvre : le chanteur déploie un maximum de vaillance malgré un très net rétrécissement du son dans l’aigu. Bien qu’abonnée aux rôles de mezzo, Christa Ratzenböck semble un peu moins éprouvée par la tessiture de Nele, unique personnage féminin de cet opéra, pourtant soumis à des exigences redoutables ; paradoxalement, le grave paraît moins sonore que les notes les plus hautes. Le Klas de Hans Peter Scheidegger paraît bien chevrotant, mais il n’a qu’une scène et son personnage est heureusement celui d’un vieillard. Pilier de la troupe de Mannheim, le baryton Joachim Goltz fait bien meilleure impression en « méchant ». Autour d’eux s’affaire toute une armée d’artistes qui cumulent plusieurs petits rôles, ainsi que l’EntArteOpera Choir, qui réussit à faire vivre cette musique même avec un nombre de chanteurs sans doute bien inférieur à celui que prévoyait Braunfels.
La mise en scène de Roland Schwab est d’une efficacité certaine : elle transpose l’œuvre dans une modernité imprécise (carcasses d’automobiles, rangers et blousons de cuir pour les oppresseurs) et l’ancre dans une réalité bien autrichienne (vestes typiques pour les hommes, jupes et corsages traditionnels pour les femmes). La brutalité de l’action est bien reflétée, même si le côté sordide de ce qu’on voit a pour contrepoint la splendeur de la musique. Espérons que cet autre Till l’Espiègle saura s’imposer à côté de son homonyme straussien.