Gardiner a enregistré Verdi, il enregistre Brahms. Herreweghe connaît bien son Mendelssohn et avait déjà approché Mahler via Des Knaben Wunderhorn. Il s’attaque cette fois-ci à un mythe, la 4e symphonie. Il s’agit toujours et encore d’une certaine approche de la musique qui ne cesse de s’étendre, depuis son épicentre « baroque », à un répertoire toujours plus vaste…
Pour Mahler, David Zinman dans son intégrale des symphonies, en cours d’enregistrement, a déjà ouvert la voie par une exécution qui se veut la plus fidèle possible aux indications de la partition, quitte à retoucher les sessions d’enregistrement en studio. Cependant, l’orchestre de la Tonhalle de Zürich, malgré un jeu « à l’ancienne », joue sur des instruments modernes. Le compositeur en effet nous est – chronologiquement parlant – autrement plus proche que Mozart ou Charpentier.
La pertinence d’un Mahler « restitué » peut donc paraitre discutable, d’autant plus que des chefs d’orchestre qui l’ont personnellement côtoyé ont enregistré de son œuvre des versions qui restent, aujourd’hui encore, des références. Mais tout arrive, et Herreweghe lance son nouveau label Phi en enregistrant la 4e symphonie. Non sans précaution d’ailleurs, en témoigne la captatio du bref livret qui accompagne le disque :
« […] Dès lors on peut se demander d’où vient l’ambition de l’Orchestre des Champs-Elysées d’aborder l’œuvre à son tour ».
Et plus loin :
« Ceci [la diversité des approches de Klemperer, Walter, etc] est loin d’être regrettable, car c’est le propre des chefs-d’œuvre de ne livrer leur infinie beauté qu’à travers de multiples lectures, fussent-elles divergentes. […] La diversité de ces approches a […] donné lieu à plusieurs lectures magnifiques et profondes. »
Une proposition parmi d’autres, donc. Cette reconnaissance d’une tradition interprétative est, par les temps qui courent, louable. Juste retour des choses, on écoutera cet enregistrement sans préjugé, l’oreille ouverte à la proposition. L’orchestre des Champs-Elysées joue sur instruments « d’époque ». D’après le livret : cordes en boyau, culture d’archet tendant plus vers une ligne vocale que vers une égalisation du phrasé, bois et cuivres moins puissants mais aux couleurs différentes. Herreweghe, dans sa présentation de l’enregistrement, ne situe pas l’essentiel dans ce son historique, mais dans la signification métaphysique de l’œuvre, en citant Walter. En cela aussi, il s’inscrit dans cet héritage mahlérien. On apprécie, dans sa réflexion, l’absence de ces lieux communs très discutables qui tentent de faire de la 4e une musique à programme où, dans le premier mouvement, un traîneau traverserait une forêt, ainsi qu’une série d’autres évocations ressassées, alors que Mahler lui-même a toujours considéré la « musique à programme » comme un non-sens.
Les coups de grelots d’une clarté surprenante se fondent dans le premier thème, viennois. Légères, gracieuses, enlevées, les cordes dansent. Une danse quelque peu immatérielle, à la sonorité diaphane. Mais derrière ce bonheur, une retenue. Quelque chose qui ne semble pas libre : parfois dans le volume, parfois dans l’intention. La grâce est trop millimétré pour que, charmante, elle parvienne à nous emporter tout à fait. Nulle provocation, mais un son différent et une approche presque maniérée. Même constat pour le second mouvement. Le violon grince fort bien. Mais le clair-obscur n’existe pas : les contrastes de la partition sont gommés par le jeu cérébral qu’impose Philippe Herreweghe à l’orchestre. Vient alors l’indicible beauté du troisième mouvement, la partition rendue magnifiquement à nos oreilles. Mais lors de la consolation toute mozartienne qui suit le premier sommet, on échoue au seuil du sublime. Au bord des larmes, soudain, le vide. Il manque un don réel, une générosité vraie pour bouleverser. Du rire et des larmes voulues par le compositeur – souhait assumé par le chef -, ne nous parvient que le projet. Et pourtant, que de précision, que d’équilibre dans les timbres, que d’attention aux détails, que de respect des indications de la partition.
Enfin, le quatrième et dernier mouvement, étrange, de par son refrain qui paraît inexplicable : ces harmonies tendues et torturées, quel rapport avec le texte du lied, quelle évocation des délices de la vie après la mort ? Ici, Herreweghe a le mérite de s’engager et de proposer une réponse : en insistant sur les timbales qui rythment ce refrain, il choisit d’en faire une fête aux allures de grande ripaille, en accord avec le texte du Knaben Wunderhorn. Rosemary Joshua, voix magnifique et fruitée, semble parfois hésiter entre une approche de la partition sans vibrato (Mahler voulait que le lied final soit chanté « comme par un enfant ») et un chant plus délié… A se demander, au vu du reste de l’enregistrement, si les attentes du chef ne sont pas la source de cette dualité. Le chant reste toutefois superbe, et sait épouser les harmonies de Mahler pour prendre les étranges couleurs de l’au-delà.
En somme, l’exercice est parfaitement réussi. Et c’est bien là le problème. Les figures, les tournants sont parfaitement exécutés, l’orchestre diminue nettement dans les piani, revient habilement dans les forte… en une inquiétante chorégraphie : s’agit-il d’un orchestre d’automates diaboliques, des Olympia qui se rient de nous au gré de traits stridents du deuxième mouvement ? Non. C’est seulement qu’Herreweghe, malgré une maitrise admirable et une compréhension remarquable de la partition, ne parvient pas à insuffler la vie à la musique qu’il interprète. Peut-être prend-il l’émotion véritable pour cette sentimentalité qu’il dit vouloir éviter1. Pourtant, dans le troisième mouvement, Mahler voulait qu’on y pleure ! Croyant prévenir un lyrisme excessif2, le chef d’orchestre se coupe en réalité de l’essentiel, d’une profondeur qu’il n’ose pas aborder, et nous force à rester derrière la vitre, à écouter sans toucher… et sans être touchés.
Herreweghe déclarait récemment dans une interview vouloir, avec son nouveau label, enregistrer une collection de beaux disques. Ce Mahler ouvre admirablement la série : c’est un beau disque, avec la connotation quelque peu éteinte qui s’attache parfois à cet adjectif, lorsqu’il qualifie une œuvre bien exécutée, travaillée… mais qui ne parvient pas à nous emporter.
Christophe Schuwey
1 Voir le livret du CD, p. 6, § 1.
2 Idem