Un dîner auquel sont conviés trois barytons-basses (dont deux parmi les plus célèbres au monde), et une quatrième convive dont l’identité, mystérieuse, ne sera dévoilée qu’à la fin du repas. La proposition faite par Sylvie Milhau est de celle qu’il serait dommage de refuser, surtout que les trois invités se nomment Gabriel Bacquier, José van Dam2, Claudio Desderi et que le festin prend place dans l’un des restaurants les plus prestigieux de la capitale : La Tour d’argent.
Pour autant, comme souvent dans les dîners, il faut attendre le dessert pour que la soirée décolle vraiment. Auparavant, ont défilé à la table tous les grands rôles du répertoire italien, français, allemand et russe, en trois chapitres séparés (le russe et l’allemand étant réunis en un seul) et plusieurs scènes (une par compositeur : Mozart, Verdi, Puccini, Donizetti, Rossini pour l’italien ; Berlioz, Gounod, Massenet, Offenbach, Charpentier, Debussy pour le français ; Moussorgski, Berg, Wagner pour le russe et l’allemand). Et nos trois hommes de considérer l’un après l’autre chacun des rôles, sous un angle plus psychologique que musical, quand ce dernier aspect nous aurait davantage intéressé. Cela nous vaut au mieux des observations que l’on a déjà lues ailleurs (« L’amour qui unit Fiordiligi à Ferrando est plus sincère et profond que celui de l’autre couple »), des lieux communs (« Susanna est terriblement intelligente », « Chez Verdi, Iago est vraiment méchant »), au pire des idées que l’on croyait depuis longtemps rangées au placard (« Les œuvres de Puccini sont très marquées dans le temps, c’est du vérisme » ; « Pour moi le grand Rossini, c’est celui de l’opéra bouffe, pas celui de l’opéra seria ») et carrément des absurdités (« La musique de Rossini supporte mal qu’on monte ses œuvres en allant trop loin dans le côté intellectuel »). Le genre d’inepties qui motive des mises en scènes comme celles de La Donna del lago que nous subissons actuellement à Paris. Un sommet est atteint lorsque, dans le feu de la discussion, José van Dam évoquant la nature de la relation entre Posa et Carlo demande « Vous imaginez Gabriel en homosexuel ? ». Horrifié, Gabriel Bacquier menace : « Toi ! Fais gaffe à ce que tu dis ». Voilà qui nous ramène à des temps que, depuis La cage aux folles, on pensait révolu..
Le plus délicat pour l’auteure, placée au cœur de ces palabres, reste d’animer le repas. Disons qu’elle n’a pas choisi la facilité. Autant, un dialogue entre deux personnes ne pose pas de problème au lecteur – on sait toujours quel est celui qui parle – autant il est difficile par écrit de suivre une conversation à quatre voix. D’où un grand nombre de circonvolutions pour faire comprendre qui discourt, tout en essayant d’éviter la monotonie qu’engendrent les répétitions. Une difficulté qu’il aurait peut-être mieux valu tout simplement assumer en faisant précéder chaque réplique du nom de celui qui la dit, comme dans les textes des pièces de théâtre. A la place, on accumule toutes les dix lignes des « s’étonne le biterrois », « s’amuse le baron », « souligne le maestro », « soupire le piémontais », « répond Athos » (Sylvie Milhau a eu l’idée de comparer nos trois chanteurs aux trois mousquetaires) qui tout en désignant le parleur finissent par agacer.
Puis, au moment du dessert, alors qu’un peu ennuyé, l’on hésite à poursuivre sa lecture, tombent les masques. On débarrasse avec les plats les grands personnages de l’art lyrique et la conversation aborde enfin ce pourquoi l’on s’était mis à table : nos trois barytons-basses. Le repas heureusement n’est pas terminé, il reste une petite centaine de pages. Comme dans les vrais dîners, la discussion se morcelle, passe naturellement d’un sujet à un autre : la mise en scène contemporaine, la disparition des troupes, la stratégie des maisons de disque, les nouvelles voix et même l’état de la musique en Italie. Les anecdotes deviennent plus croustillantes. On n’hésite pas à citer quelques noms. Et tandis que l’on disserte de l’opéra et de son actualité, peu à peu se profilent les hommes derrière les chanteurs. Le ton devient plus confidentiel. « Ma voix ne m’émeut pas, je n’ai jamais pensé être doté d’un instrument à la beauté stupéfiante » avoue Claudio Desderi avant de raconter comment il est devenu chef d’orchestre et d’expliquer en quoi son expérience de chanteur lui est utile dans cette nouvelle fonction. « Je préfère ma voix actuelle à celle que j’avais il y a vingt ans » enchaîne José van Dam. Ainsi chacun accepte de parler de lui-même, en toute sincérité : ses succès, ses échecs, ses regrets, ses rencontres – Karajan, Strehler, … –, les chanteurs qu’il apprécie, les rôles qu’il préfère, la vie du théâtre durant les répétitions et les représentations (une jungle souvent !) et une fois le rideau tombé, l’angoisse, la solitude, l’amertume parfois. « J’ai tout sacrifié à ma carrière » lâche Gabriel Bacquier. Qu’il sache combien nous lui en sommes reconnaissants.
En annexe, plus que le synopsis des œuvres citées, on aurait aimé pour accompagner la discographie de nos trois artistes (incomplète à notre avis mais la tâche est ample), une biographie, une scénographie, la liste des rôles et récompenses qui auraient pu faire de ce substantiel exercice de style, un ouvrage de référence.
Christophe Rizoud
1 Le livre n’est pas encore disponible dans toutes les librairies. Il peut être commandé directement sur le site www.doucementlesbasses.eu
2 A propos de José van Dam, lire notre dossier « Don van Dam, tout simplement »