Peu de gens connaissent Hanns Eisler. Né à Leipzig en 1898 mais ayant grandi et étudié à Vienne, d’un père philosophe juif et d’une mère luthérienne, résolument non-conformiste, Eisler fut très vite séduit par les idées marxistes qui se propageaient en Europe dès avant la première guerre mondiale. Incorporé à 18 ans dans l’armée Austro-Hongroise, il revint à Vienne après la défaite et fut alors l’élève d’Arnold Schönberg. Actif dans le Berlin engagé de l’entre-deux guerres, attiré par le jazz, il se rapprocha de Brecht pour qui il écrivit différentes musiques de scène. Fuyant la montée du fascisme, il s’exila aux Etats-Unis de 1938 à 1948, qu’il quitta en but cette fois au Mc Cartisme. Il vint alors s’installer en Allemagne de l’Est, pays dont il composa l’hymne national. Il est également le compositeur de la musique du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956).
Plus qu’à Schönberg ou Kurt Weill, c’est surtout à Hugo Wolff que font penser ses lieder, par la brièveté de leur forme d’une part, et par leur chromatisme d’autre part, doublé chez Eisler d’un profond sentiment dramatique et expressionniste. On constate relativement peu d’évolution dans son style entre les oeuvres du début, comme la Sonate pour piano, et les pièces ultimes, tels les Ernste Gesänge, qui datent de 1962, l’année de sa mort. Les textes de Brecht sont bien loin du répertoire habituel des lieder allemands : grinçants, volontiers subversifs, politiquement engagés, il donnent un relief particulier à la musique d’Eisler.
Que Matthias Goerne contribue, par son talent et sa notoriété, à faire redécouvrir ce compositeur passablement oublié, est en soi un fait remarquable. Et le soin, l’intensité, l’énergie qu’il met à défendre ces mélodies pas nécessairement faciles et ces textes aujourd’hui un peu dépassés contribuent pour beaucoup à la réussite du disque, qui est totale. Il est sans doute inutile de rappeler toute l’admiration qui entoure Goerne ces dernières années : rien de ce que produit ce musicien exceptionnel n’est fade ni tiède ou décevant. Le présent enregistrement confirme toutes les qualités de cet artiste hors du commun. Et ce n’est sans doute pas par hasard que Goerne a choisi pour partenaire dans cette aventure le pianiste Thomas Larcher. Avant tout réputé comme compositeur, il habite la musique de Eisler avec beaucoup d’intensité, lui aussi, assurant une parfaite lisibilité de ces partitions parfois un peu ardues. Autre partenaire de cet enregistrement, l’ensemble Resonanz, grand spécialiste de la musique du XXe siècle, apporte le même soin dans l’accompagnement des Ernste Gesänge, testament musical à l’écriture particulièrement riche.