Si vous êtes du genre à aller voir une ineptie rien que pour le plaisir de visiter l’intérieur d’un théâtre, à parcourir en tous sens foyers et abords, à contempler avec ravissement des décors désuets, à aimer fureter dans les couloirs, et à vous shooter à l’odeur poussiéreuse des vieilles gloires et des vieux fauteuils, alors ce livre est pour vous. Car que serait le théâtre, lyrique ou non, sans les théâtres ?
Digne continuatrice des Pierre Larousse, Jacques Hillairet et autres Jean-Jacques Meusy (pour les salles de cinéma), Nicole Wild – conservatrice en chef honoraire de la Bibliothèque nationale de France – est bien connue des habitués de la bibliothèque de l’Opéra, où elle est restée longtemps le dernier et efficace recours à une recherche restée infructueuse. Le nombre des ouvrages qu’elle a publiés est considérable, notamment concernant les décors de théâtre, l’une de ses autres spécialités après les théâtres parisiens.
Le présent dictionnaire était prévu à l’origine ne concerner que les théâtres lyriques. Mais comme presque tous les théâtres ont fait intervenir la musique à un moment ou à un autre, la sélection s’est trouvée s’ouvrir de plus en plus jusqu’à englober la quasi-totalité des théâtres parisiens. Et cela explique la complication du travail de bénédictin mené par l’auteure : car il ne s’agissait pas de simplement répertorier des théâtres au sens des édifices, il fallait aussi prendre en compte les institutions qui les ont occupés, et qui, comme l’Opéra, se sont déplacées au fil du temps d’une salle à une autre. Quant aux théâtres eux-mêmes, ils se déplacent aussi, l’un fermant pour des raisons diverses, et le nom étant transmis à un autre sur un nouvel emplacement, comme c’est le cas pour l’Athénée. La note de l’éditeur, fort bienvenue, sur l’organisation des entrées et les renvois, montre bien l’énorme complexité de l’entreprise, et explique que l’on soit parfois un peu déconcerté par la démultiplication de l’information entre de nombreuses notices.
L’ouvrage est la réédition considérablement revue et augmentée du Dictionnaire des théâtres parisiens au XIXe siècle que Nicole Wild avait publié en 1989, et qui ne couvrait alors que la période 1807-1870. Que dire de la présente refonte, sinon que la somme de renseignements qu’elle contient est impressionnante. Comme le souligne le préfacier, Joël Marie Fauquet, « Nicole Wild prouve qu’un seul livre peut parfois remplacer une bibliothèque », et c’est vrai que ce livre est confondant par sa variété et sa précision. Et puis, ce n’est pas seulement un dictionnaire froid et impersonnel, il foisonne de remarques touchant au répertoire, et éclaire, à travers les œuvres présentées, un large pan de la société du temps, des classes aisées jusqu’aux plus populaires qui constituaient une part très importante du public.
La qualité de travail de l’éditeur est également à souligner : solide et pimpante reliure, iconographie noir et blanc et couleur agréablement variée, typographie soignée, jeu entre caractères noirs et grisés facilitant la recherche, multiplication des entrées, multiplication aussi des renvois (qui parfois deviennent un peu vains, comme « été » ou « étrangères ») ; mais il est vrai aussi que quand un principe est édicté, il convient d’aller jusqu’au bout, et ne nous plaignons pas que la mariée soit trop belle.
Bien sûr, les amateurs d’art lyriques sont particulièrement gâtés, puisque la grande majorité des théâtres ont un jour ou l’autre touché à ce genre. Les développements concernant l’Opéra, l’Opéra Comique, les Bouffes Parisiens et autres temples du beau chant sont évidemment considérables, et même si l’on se croit spécialiste du genre, on y trouve quantités d’informations que l’on ignorait ou que l’on avait oubliées. On y découvre par exemple que la Comédie-Française a déjà joué dans une baraque en bois au Palais-Royal, et que donc l’actuel « Théâtre éphémère » n’est pas une si grande nouveauté !
Et puis il y a tous les autres théâtres, ceux auxquels on ne pensait pas dans ce genre d’ouvrage, comme les Folies Bergère, qui ont programmé des concerts à la fin des années 1880, ou encore ceux qui ont déjà disparu de notre mémoire collective, comme l’extraordinaire et immense Eden Théâtre où a été créé le ballet Excelsior : ce fut l’un des plus éphémères (1883-1893), et pourtant il était d’un luxe inouï avec ses colonnes ornées d’éléphants ; mais la salle était condamnée dès lors qu’elle ne trouvait ni son répertoire lyrique ni son public.
Bien sûr, on note l’absence ici ou là de quelques petits détails que l’on aurait aimé voir figurer : le décor à l’égyptienne du théâtre Feydeau, pourtant très original, n’est pas mentionné ; pas d’indication que c’est pendant une représentation de Mignon que le feu a détruit la deuxième Salle Favart ; pas de rappel non plus que c’est au théâtre Déjazet que fut tourné Les Enfants du Paradis ; ou encore les circonstances de la démolition de l’Ambigu Comique en 1966, le soir même de son inscription sur la liste supplémentaire des Monuments historiques, remplacé par l’un des plus laids bâtiments de Paris défigurant l’une de ses plus jolies places ; aucune mention non plus des Hippodromes, où des pantomimes musicales et lyriques étaient régulièrement données : mais peut-on appeler ces lieux des théâtres ?
Vétilles à côté de l’énorme documentation et érudition déployées, l’appareil de notes foisonnant de détails, la solide introduction historique et les passionnantes annexes, et l’imposante bibliographie confondante de précision et d’envergure. Et puis, on est souvent gâtés par des « bonus » quand les notices sortent des limites chronologiques de l’ouvrage : par exemple le Studio des Champs-Elysées, ouvert en 1923, y figure. De même les modifications de Déjazet en 1939 et 1982. On aurait aimé de telles petites notes pour tous les autres théâtres concernés, et l’on devient vite exigeant : pour ce qui est du Théâtre du Vieux Colombier, il est indiqué « fermeture en 1972 » sans préciser que le théâtre a été racheté par l’État en 1986 et a rouvert en 1993 comme deuxième salle de la Comédie-Française. Quant au théâtre Récamier tout voisin, il ne figure pas, sans doute parce que sa programmation d’avant 1914 ne comporte pas de lyrique.
Ce qui fait que, gourmet autant que gourmand, on se prend déjà à rêver d’une nouvelle refonte qui prolongerait cette passionnante histoire jusqu’à nos jours !… Regrettons seulement que le prix très élevé de ce livre, même avec l’aide de la Région Rhône-Alpes, l’éloigne du commun des mortels. Mais comme « Le » Wild, à peine paru, est déjà un classique incontournable, il est de toutes manières promis à un succès planétaire.