Dans un monde où ténors et sopranos règnent sans partage, un troisième récital au disque vient confirmer la position exceptionnelle qu’occupe Erwin Schrott à l’ATP lyrique. Un aigu facile, qui autorise cette authentique voix de basse à marcher sur les plates-bandes du baryton, n’est peut-être pas étranger à la situation. L’oreille humaine n’aime rien tant qu’être tirée vers le haut. Un physique avantageux, un profil de latin lover à la virilité exacerbée, quelque part entre Marlon Brando et Antonio Bandeiras, mediatisé par le couple glamour qu’il forme avec Anna Netrebko, a contribué aussi à rendre populaire le chanteur uruguayen. L’image aujourd’hui on le sait compte parfois autant que la voix. Pour autant, Erwin Schrott n’est pas une simple machine à rouler des épaules et à épingler des notes en haut de la portée. Le meilleur Leporello du monde, dixit le magazine allemand Die Welt, a aussi du magnétisme, ce que le disque ne restitue que partiellement. De la présence donc et également du souffle, un grain sombre, d’un noir rougeoyant qui participe à la séduction, un legato irréprochable, des inflexions félines auxquelles il est difficile de résister. Bref, une somme de qualités hautement appréciables.
Cela l’autorise-t-il à tout chanter ? Pas forcément. En témoignent ici un « Scintille diamant » tracé à coups de fusain trop épais, exagérément noirci, et une scène finale de Don Quichotte hors de propos. Difficile de reconnaitre le chevalier à la triste figure derrière ce chant machonné comme un vieux crayon. L’emphase du ton, mouillé de pathos, achève de disqualifer l’interprétation. Le contraire, nous semble-t-il, de la manière humble et sensible dont Massenet envisageait l’adieu à la vie de « celui qui pansa l’humanité souffrante ». A tout prendre, on préfère le Sancho de Sorin Coliban, meme si on l’a amputé de son ultime réplique pour laisser – on suppose – le mot de la fin au maitre des lieux.
Escamillo, qu’Erwin Schrott a déjà promené un peu partout, s’impose avec plus d’évidence. L’écriture du role, problématique pour beaucoup de chanteurs parce qu’entre deux tessitures, convient à une voix qui ne recule devant aucune extrémité. La morgue du matador, ses brocarts, la chemise ouverte sur un torse censément velu rejoignent le personnage que composent maison de disque et médias. Il suffit de regarder le verso de la pochette du CD où Erwin Schrott, les mains sur la taille, le gilet déboutonné, défie qui le contemple pour avoir, pour le bellâtre, les yeux de Carmen. Le francais en devient même plus compréhensible. Idem pour le Méphistofélès de Gounod qui, mis à part un défaut de « pouissance », propose une ronde du veau d’or orgiaque.
Le diable va bien de toute façon à celui qui en a la beauté. Les trois extraits de Mefistofele montrent le chemin parcouru de Mozart au grand répertoire romantique. L’ampleur appartient désormais au vocabulaire. Et toujours cet aigu qui n’admet pas de réplique. Les deux Verdi du programme – Pagano d’I Lombardi et Attila – annoncent les Procida et les Philippe II que la maturité devrait aider à dessiner. Pour l’instant les tourments sommaires du Duc de Parme de Gomes suffisent à un chant qui a tendance à se contempler. Scarpia, dont le Te Deum donne un aperçu, s’avère encore trop complexe. Plus bête et méchant que véritablement inquiétant, même si vocalement maîtrisé.
Aucune réserve en revanche pour les deux extraits de La tabernera del puerto. L’espagnol coule évidemment de source. On retrouve la moiteur chaude qui baignait Rojotango, son précédent récital au disque. Daniele Rustioni, dont on apprécie tout au long du programme la netteté de la battue et le sens des couleurs, semble se complaire à appuyer le claudiquement de « desperta negro », comme pour provoquer la réminiscence. De La tabernera del puerto, on ne connaissait jusqu’à présent que l’air du ténor, « no puede ser ». En deux râles, Erwin Schrott expédie aux oubliettes ce morceau de bravoure pour macho d’opérette. Il suffit, messieurs, laissez faire l’homme.
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