Sur le banc des accusés : Le Roi Arthus, l’unique opéra d’Ernest Chausson, composé entre 1886 et 1895, créé à Bruxelles le 30 novembre 1903, trois ans après la mort aussi subite que stupide du compositeur (une chute de vélo !), peu interprété (six fois en version de concert) et encore moins représenté depuis (trois mises en scène différentes dans cinq maisons d’opéra – Dortmund et Bregenz en 1996, Montpellier et Koln en 1997, Bruxelles en 2003), mais dont il existe tout de même trois enregistrements (dirigé par Armin Jordan en 1987, Marcello Viotti en 1996, Leon Botstein en 2005).
Le chef d’accusation : plagiat. Le Roi Arthus ne serait qu’une pâle resucée de Tristan und Isolde.
Les pièces à conviction : le livret d’abord, écrit par Ernest Chausson lui-même, suivant en cela l’exemple de Wagner. Basé sur le cycle des légendes arthuriennes, il présente de nombreuses analogies avec Tristan. Qu’on en juge par un bref résumé : Lancelot (Tristan), accompagné de son fidèle Lyonnel (Kurwenal), trahit son roi, Arthus (Marke), en étant l’amant de la reine Genièvre (Isolde) ; il meurt dénoncé par Mordred (Melot). Seul Merlin ne possède pas d’exact équivalent mais son apparition fantomatique à la fin du 2e acte du Roi Arthus n’est pas sans évoquer un autre personnage de la mythologie wagnérienne : Erda réveillée par Wotan dans le 3e acte de Siegfried.
Autre élément de preuve irréfutable : les écrits d’Ernest Chausson. Par exemple, cette lettre à Madame de Rayssac rédigée à Munich en 1880 juste après une représentation de Tristan : « je ne connais aucune œuvre ayant cette intensité de sentiments. Comme musique pure, c’est splendide et de l’ordre le plus élevé ; comme manière de comprendre le drame musical, c’est un révolution ». Ou cette déclaration à Paul Poujaud en 1888 alors que Chausson est immergé dans la composition du Roi Arthus : « Il y a surtout cet affreux Wagner qui me bouche toutes les voies. Je le fais l’effet d’une fourmi qui rencontre une grosse pierre glissante sur son chemin ».
La musique enfin puise sans conteste son inspiration à la source wagnérienne : thèmes récurrents, harmonies délétères, exaltation symphonique. Elle évoque d’ailleurs moins Tristan que Parsifal ou le Ring mais dans un cas comme dans l’autre, Wagner, toujours Wagner.
Appelés à la barre, les témoins de l’époque, à quelques rares exceptions près (des amis de Chausson pour la plupart) appuient la charge : « Bien des inégalités dans cet ouvrage, tant dans le poème dont un acte n’est guère qu’une copie du second acte de Tristan que dans la musique souvent trop tourmentée » déclare Messager. « A travers l’atmosphère de Tristan, c’est une floraison de formules harmoniques et de thèmes maintes fois perçus dans Parsifal comme dans Le Crépuscule des Dieux » surenchérit Fauré.
Avec le procès du Roi Arthus, c’est plus largement le wagnérisme en France que l’on juge, cette fascination mutilatrice pour l’œuvre de Wagner, qui corrompt tous les compositeurs à la fin du XIXe siècle et dont seul Debussy, avec Pelléas et Mélisande, semble avoir triomphé.
La parole est à la défense, en français pour ceux que la nationalité de l’éditeur aurait fait craindre une plaidoirie en allemand. Marie-Hélène Benoit-Otis a obtenu en 2010 un doctorat en musicologie de l’université de Montréal et de la Freie Universität Berlin. Ce livre est une version développée de sa thèse intitulée Chausson dans l’ombre de Wagner ? De la genèse à la réception du Roi Arthus. Quatre chapitres abordent successivement le contexte de la création du Roi Arthus, le livret, la musique et la réception de l’opéra. Méthodologiquement, savamment sans pour autant être indigeste ou hermétique, l’auteur développe un par un ses arguments jusqu’à arriver à une conclusion originale qui n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage. La révéler serait en affaiblir la portée. Il suffit de dire que son travail s’appuie sur une recherche fouillée ainsi que de nombreux exemples musicaux, écrits et témoignages. Les multiples esquisses du duo « Délicieux oubli des choses de la terre », la correspondance avec Duparc notamment sont une mine d’informations sur le processus de composition du Roi Arthus et sur les tentatives désespérées d’Ernest Chausson pour se « dewagnériser ». Y est-il parvenu ? Nous répondrons simplement que Marie-Hélène Benoit Otis nous a convaincu. Soit, nous n’étions pas difficile à convaincre car déjà persuadé de la valeur du Roi Arthus. Mais nous comprenons mieux maintenant ce qui nous captivait – et nous captive toujours – dans l’opéra de Chausson.
Verdict : l’acquittement et l’obligation pour tous les grands théâtres lyriques de programmer très vite Le Roi Arthus. La rumeur dit que l’Opéra de Paris envisagerait dans une ou deux saisons une série de représentations avec Roberto Alagna en Lancelot. Puisse-t-elle ne pas mentir.