Une invitation au voyage dans la Rome baroque, lancée par de grands noms de ce répertoire ? Voilà qui aiguise l’appétit. Plantons le décor : la cité regorge de richesses et d’artistes de talent. La chapelle pontificale rassemble des chanteurs d’élite, qui se produisent aussi dans les grandes églises romaines telles que Santa Maria Maggiore, San Luigi dei Francesi ou San Giacomo degli Spagnoli. Des oratorios à l’atmosphère souvent troublante fleurissent dans les palais, lors de réceptions qui peuvent se prolonger jusqu’au petit matin, ou dans les oratoires comme le Crocifisso à San Marcello ou le Collegio Clementino. Christine de Suède puis la reine Casimira de Pologne se posent en grandes mécènes et fondent leur propre théâtre. Les Romains apprécient l’opéra en pointillés, quand le pape daigne laisser les théâtres ouverts. Qu’importe ! La musique profane explose sous forme de serenate et cantates parfois très élaborées, et déborde des salons pour gagner l’espace public lors des grandes occasions. Les notables comme les Colonna, Pamphili, Rospigliosi, Sforza, Ruspoli, Chigi ou Ottoboni emploient d’excellents musiciens : on surnomme même certains castrats Peppe d’Orsino ou Momo di Rospigliosi. Chanteurs et compositeurs touchent à tous les styles, jouant avec les limites imposées. C’est dire si le nouveau disque de Rinaldo Alessandrini, qui entend puiser dans ce bouillon de culture, s’annonce des plus tentants.
L’extrême richesse de ce répertoire exclut toute exhaustivité. En soi, l’oratorio romain occupait tout l’Opera proibita de Bartoli, et Alessandrini a gravé un disque remarqué consacré aux seuls motets d’Alessandro Melani. Toutefois, même si le caractère personnel et partiel du programme est assumé, on pouvait attendre un panorama plus complet. D’abord, on annonce Sara Mingardo : elle ne chante que le temps d’un duo. Nous avons donc affaire à un récital de Sandrine Piau plutôt qu’à un album à deux, comme l’était le beau récital Haendel paru chez Naïve en 2008, déjà sous la direction d’Alessandrini. Surtout, le programme comporte plusieurs pages déjà enregistrées par les mêmes solistes (cf. récital Between heaven & earth, Naïve). Il ignore l’opéra, pourtant bien présent à Rome, et passe à côté de noms majeurs dans la cité pendant la période couverte par le disque (1675 – 1714), notamment Bernardo Pasquini, Giovanni Bononcini et Antonio Caldara. Admettons donc qu’Alessandrini a simplement composé le programme qui lui faisait envie, et suivons-le sans rechigner davantage.
Car une fois le CD sur la platine, les réserves s’envolent. Une sonate de Haendel est proposée en guise d’ouverture, choix pertinent puisqu’on y reconnaît le style que le Saxon adoptera pour introduire ses opéras londoniens. En revanche, le duo d’Aci, Galatea e Polifemo n’a pas grand-chose à faire ici, puisqu’il a été composé pour Naples. Plaisant, le chant de la soprano française et de la contralto vénitienne y coule avec moins de naturel qu’en 2003, sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Sandrine Piau règne seule sur la suite du programme, et même si l’aigu est désormais un peu moins pur et moins sollicité, elle fascine de bout en bout. Les récitatifs sont parfaits d’expression, la technique est irréprochable, les variations audacieuses (« Disseratevi o porte d’Averno »), le style assuré. Qu’on écoute le bouleversant renoncement de la Bellezza dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, où la chanteuse étreint sans pathos. L’interprétation regarde vers le ciel avec une candeur qui n’exclut pas la mélancolie : cette tension entre terrestre et céleste irrigue tout l’oratorio du temps, et touche ici au sublime. L’extrait du tube de Stradella San Giovanni Battista est un pur joyau, et le tempo très étiré de « Queste lagrime, e sospiri » impose soudain une atmosphère suspendue, tel un ralenti de cinéma, que le chef et la soprano habitent de façon magistrale. L’ingénuité et la sensualité du chant accentuent la férocité de la situation, puisque Salomé réclame à Hérode « une petite faveur » (« poca mercè ») : la tête de saint Jean-Baptiste. Tout aussi réussie est la belle cantate de Scarlatti, au ton très mouvant. Piau y passe avec art du déni à la peine, de l’espoir au dédain. Le disque se clôt sur un concerto grosso de Corelli, que le chef conclut par un allegro réjouissant. Chez Alessandrini, on goûte le sens de la mesure, quand bon nombre de ses collègues cravachent leur orchestre à outrance. L’allure peut parfois sembler placide, mais les tempos sont animés avec beaucoup de charme et d’élégance, sans esbroufe. La façon dont Alessandrini exalte le chant et les couleurs de chaque pupitre tout en maintenant une belle cohésion force l’admiration, par exemple dans la jolie chaconne de Muffat. Cet album n’est peut-être pas complètement représentatif de Rome, mais avec de telles signatures, on apprécie la carte postale.