Verdi avait une affection particulière pour son Simon Boccanegra, écrit en 1856 pour honorer un contrat avec la Fenice de Venise en vue du carnaval 1857. L’échec cinglant de la création d’une œuvre que le compositeur avait voulu originale l’avait beaucoup blessé. Certes, elle était différente de ses précédentes partitions, par ses clairs-obscurs, sa douleur rentrée et la noblesse froide de ses personnages (le méchant Paolo et ses comparses exceptés), à commencer par le rôle-titre. Pas toujours innocent de jugements à l’emporte-pièce, Verdi avait sous-entendu que les Vénitiens n’étaient pas capables de comprendre de telles subtilités -comme ils n’avaient pas compris celles de La Traviata quelques années plus tôt.
C’est pourtant cet opéra et pas un autre que le compositeur, poussé en ce sens par son éditeur Ricordi, acceptera de réhabiliter presque un quart de siècle plus tard avec l’aide de son nouveau librettiste Arrigo Boïto, après 10 ans de silence à l’opéra. « Je me prépare à raffermir les pattes d’un vieux chien qu’on a méchamment battu à Venise et qui se nomme Simon Boccanegra » écrira-t-il à son ami Arrivabene en janvier 1881. On connaît la suite et aujourd’hui, ce Simon Boccanegra de 1881 culmine au firmament des chefs d’œuvre du maître et on n’en compte plus les reprises depuis plusieurs décennies, après une redécouverte par le duo Abbado-Strehler devenue légendaire.
Mais que reste-t-il de la version initiale ? On n’en connaissait jusqu’ici qu’un enregistrement sur le vif au festival de Martina Franca en 1999 et publié par le label Dynamic. Opera Rara propose donc la première version de studio de la version de 1857, enregistrée en marge de concerts en avril 2024. Elle surpasse sans peine le disque précité.
Il ne s’agit pas ici de comparer les deux versions réalisées par Verdi, mais à la première écoute de cet enregistrement, parfaitement réalisé sur le plan technique, on peut mesurer combien le compositeur a retravaillé toute sa partition en profondeur. Si on retrouve plusieurs pages presque inchangées, dans le Prologue et dans les deux derniers actes, presque aucune n’a strictement la même instrumentation, ni les mêmes inflexions. Bien qu’assez originale, surtout par rapport à ses dernières productions (La Traviata, Il Trovatore, Les Vêpres siciliennes ou encore la reprise d’I Lombardi, devenus Jérusalem pour l’Opéra de Paris), la partition reste encore marquée par un style encore assez usuel chez Verdi. La cavatine de Maria au début du premier acte en est peut-être l’exemple le plus marquant, tout comme le duo entre Fiesco et Adorno peu après ou cette fête un peu terne et au chœur « Viva Simone ! » un peu statique que remplacera, et avec quel génie, la scène du Conseil. Mais dès 1857, on peut percevoir les ombres noires et les lumières voilées qui font le prix de ce chef-d’œuvre, et qui la distinguent de ses contemporaines.
Car l’équipe réunie autour de Mark Elder et l’orchestre de Hallé défend cette première version avec une ardeur qui n’en altère pas les moirures. German Enrique-Alcántara incarne un Simon à la voix ferme. S’il n’a pas à interpréter le fameux « Plebe, patrizi, popolo » écrit pour la version de 1881, il sait incarner son personnage et sa lassitude avec finesse et autorité. Si Sergio Vitale se montre plus débraillé en Paolo, le Gabriele du ténor péruvien Iván Ayón-Rivas, déploie une voix solaire, aux aigus triomphants, malgré un métal qui peut paraître un peu dur. En Amelia, Eri Nakamura, hésitante, ne semble prendre ses marques que progressivement mais donne un beau relief à ce personnage fort, seule femme dans un monde d’hommes, par exemple dans la scène où elle décrit son enlèvement. L’une des voix les plus intéressantes de cet enregistrement est la jeune basse William Thomas, Fiesco de bronze, de la noblesse plein la voix dont certaines couleurs rappellent même un certain Ghiaurov, et dont le nom avait hélas alimenté la chronique puisque c’était lui la malheureuse victime de la violente claque donnée par John Eliot Gardiner à l’issue d’un concert. On connaît la suite. Mais gageons que cet artiste fera surtout parler de lui pour cette voix qui va encore s’épanouir et qui incarne un très beau Fiesco.
Le double chœur et l’orchestre offrent à ce très beau cast un écrin presqu’idéal, qui rend justice à une partition originale qui mérite d’être défendue, et à laquelle on n’aura même pas le cœur de reprocher des cloches trop envahissantes à la fin du prologue (l’enregistrement -discutable- de la version de 1881 par Georg Solti souffrait du même écueil). Mais malgré toutes ses qualités et son intérêt historique, la version de 1857 ne pourra jamais remplacer ce que son auteur lui-même en fera en 1881.