La Vivaldi Renaissance serait-elle en train de s’essouffler ? C’est ce que l’on pourrait craindre après une écoute rapide d’Armida al campo d’Egitto quand un examen plus attentif de ce nouveau volume de l’Edition Vivaldi1 laisse entrevoir d’autres raisons à notre déception. Une certaine attente pour commencer. La plupart des titres de la collection ont placé la barre haute et, parmi eux, le seul opéra dirigé jusqu’alors par Rinaldo Alessandrini – L’Olimpiade – s’avère l’un des meilleurs de la série. Puis, le nom seul d’Armida, enchanteresse magnifiée par d’autres compositeurs (on songe à Haendel et Rossini bien sûr) fait espérer un personnage comme l’art lyrique seul sait en inventer : démesuré, monstrueux, sublime… Malheureusement, Giovanni Palazzi a préféré délaisser les amours de la magicienne avec Rinaldo pour un épisode annexe de La Gerusalemme liberata de Torquato Tasso. Il en résulte une Armida moins flamboyante que de coutume et un livret si embrouillé que l’on renonce à le résumer, son plus gros défaut demeurant selon nous la large part accordée aux récitatifs secs, nécessaires pour démêler l’action mais bien longs pour l’auditeur d’aujourd’hui.
Autre caractéristique de ce dramma per musica, créé le 15 février 1718 au Teatro San Moisè à Venise, l’absence de partition pour le deuxième acte, recomposée à défaut par Frédéric Delaméa et Rinaldo Alessandrini à partir d’airs d’autres opéras. Bien que légitimé par la pratique historique du pasticcio, ce travail de restauration, indispensable pour appréhender l’ouvrage dans sa totalité, contribue à le déséquilibrer. Dans un texte détaillé qui explique la manière dont il a procédé et les choix réalisés, Rinaldo Alessandrini souligne certaines incohérences qui nécessiteraient d’intervertir deux scènes pour retrouver la logique émotionnelle du drame. Est-ce un hasard d’ailleurs, si les airs les plus séduisants se trouvent précisément dans ce deuxième acte ? « Chi alla colpa fa tragitto » et son basson claudiquant, chanté par Furio Zanassi dont Califfo n’est plus que l’ombre du Farnace qu’il fut. La voix parait blanchie, l’accent émoussé, le ton heurté.
Ou « Quando in seno alla tua bella », repris de La Verita in Cimento, assurément l’aria la plus poignante parmi les trois dévolues à Tisaferno, lamentation amoureuse que Martin Oro, très inspiré, porte au sommet. Une réussite à mettre au crédit d’un chant qui dans la chaleur du timbre et dans son recueillement peut rappeler celui d’Andreas Scholl. A cette ferveur, s’ajoute un art de l’ornementation, une capacité à varier les reprises qui au IIIe acte insuffle à « Quel Torrente, Ch’alza L’onde » la fureur que Rinaldo Alessandrini, par une direction étonnamment retenue, semble lui refuser.
Autre moment de grâce, toujours au II, « Languire costante » exhalé par Monica Bacelli comme une prière. La partition favorise le personnage d’Osmira, avec six airs au total et autant d’affects à exprimer. Certains y verraient un défi. Monica Bacelli, au contraire, semble se régaler de cette variété de climats qu’elle utilise pour exposer les différentes facettes de sa personnalité vocale, la virtuosité n’étant pas l’une des moindres même si on apprécie davantage la mezzo-soprano dans les traits espiègles de « Augelletti garruletti » que dans les roulades de « Nasce da tuoi diletti ».
En termes de virtuosité, les vocalises de Romina Basso, dans « Agitata de’ venti dall’onde », nous paraissent autrement éloquentes. D’autant qu’à cette technique habitée, la mezzo-soprano ajoute une étoffe dense, un velours chatoyant qui rend mémorable chacune de ses interventions – quatre dont un duo avec Martin Oro qui voit les deux artistes surenchérir d’intentions.
De là à voler la vedette à l’Armida de Sara Mingardo. Peut-être pas mais disons que le chant du contralto italien recèle moins de surprises. Là aussi, le tissu – taffetas, feutre, damas – possède un toucher immédiatement reconnaissable, magnifié par la prise de son, le micro suppléant au défaut de projection que l’on peut constater en concert. Mais l’interprétation ne se dépare jamais d’une certaine placidité – narcissisme diront certains – qui étouffe le chant, l’enserre jusqu’à le priver de sève.
Marina Comparato, un peu aigrelette et Raffaella Milanesi, beaucoup plus à son avantage, complètent une distribution, d’un excellent niveau somme toute, à même en tout cas de restituer les splendeurs de la création. Car le Teatro San Moisè disposait, nous dit-on, d’une troupe de chanteurs étincelants. Il s’agissait pourtant d’un des théâtres les plus petits de Venise. Sa fosse, trop exiguë pour accueillir un nombre important d’instrumentistes, explique pourquoi l’orchestration d’Armida fait preuve d’une sobriété inhabituelle chez Vivaldi. Le style de l’ouvrage, lui-même, se veut représentatif d’un certain opéra vénitien, par opposition à la manière napolitaine qui allait, la décennie suivante, submerger les scènes italiennes. Deux motifs pour lesquels cette Armida accroche moins que d’autres opéras de Vivaldi dont l’exubérance saute à l’oreille. Est-ce aussi pour ces raisons que Rinaldo Alessandrini, à la tête d’un Concerto Italiano irréprochable, semble brider sa direction ? « De la rigueur, de l’élan, des sonorités moelleuses mais peu de fièvre » écrivions-nous à l’issue de son concert parisien il y a moins d’un an avant de conclure : « Espérons que l’enregistrement d’Armida fera monter la température d’une œuvre sinon tiède. ». Notre vœu n’a pas été exaucé.
Christophe Rizoud
1 Conçue par le musicologue Alberto Basso et le label indépendant Naïve, l’Edition Vivaldi a pour objet premier d’enregistrer la vaste collection de manuscrits autographes vivaldiens conservée à la Bibliothèque Nationale de Turin, soit quelque 450 opéras, concertos, compositions sacrées et cantates, la majorité de ces œuvres n’ayant pas été entendue depuis le XVIIIe siècle. Armida al campo d’Egitto est le dixième opéra de la collection.