Si les ensembles spécialisés sont relativement nombreux à avoir illustré le répertoire vénitien du début du XVIe siècle, peu l’ont fait avec autant d’à-propos que de goût. Les pièces retenues sont majoritairement rares au disque, organisées avec intelligence, faisant alterner les genres et les effectifs de manière à renouveler l’attention de l’auditeur. Des motets tout d’abord, de Josquin, Mouton et L’Héritier à Willaert et Festa, des laudes ensuite (Demofonte, Tromboncino et Dammonis), des frottoles savoureuses (Caprioli, Tromboncino) assorties de pièces pour luth, originales ou tablatures d’œuvres vocales connues.
Nombre d’entre elles ont été publiées par Petrucci, figure emblématique de l’impression musicale. La relation est également établie avec Carpaccio, le grand contemporain dont la riche œuvre picturale devait être connue de nos musiciens (ce qu’explicite la notice, qui, avec la pochette, reproduit plusieurs tableaux).
La pâte polyphonique atteint à la perfection : pure, claire, souple, équilibrée, aux phrasés exemplaires, où contemplation et dynamique se marient heureusement. La prise de son s’avère remarquable, chaude tout en étant dépourvue de réverbération malencontreuse. Le O bone et dulcis Domine Jesu, à 4, de Josquin en est la première illustration. Les motets (et le Gloria de la messe Pange lingua de ce dernier) se réfèrent à une pratique commune, quelles que soient les déclinaisons de la polyphonie. La plénitude de l’Ave Domine mea de Jean l’Héritier est remarquable, où l’harmonie des voix est exemplaire. Il en ira de même de Costanzo Festa, le motet Nunc dimitis à 4 v et l’antienne Ab oriente venerunt Magi, avant Handl, Sweelinck et Haendel, entre autres. Dans cette somptueuse pièce, le superius, céleste, nous fascine. La subtilité des mélismes et des mouvements cadentiels, les jeux d’imitation forcent l’admiration. Le second livre de motets de Willaert est illustré par l’ample et magnifique Beatus Stephanus. L’éloquent et recueilli Pater noster-Ave Maria à 6 v suit le motet du premier livre de Jean Mouton, son maître, Corde et animo, à 4. On avait entendu auparavant le double canon de l‘ Ave virgo caeli porta, dont on oublie l’écriture virtuose, tant le chant paraît naturel.
Les laudes, où l’homophonie, ornée, l’emporte souvent, se distinguent des motets au contrepoint plus sévère. Elles prennent des allures festives, plus populaires, jusqu’à une animation proche de la danse (ainsi le Vogli gli occhi, à 5, de Demofonte [1], où le luth s’ajoute aux voix). Les noms des compositeurs de laudes sont moins connus que ceux de motets, de frottoles et de madrigaux, sans que l’on en comprenne vraiment la raison. En 1505, Petrucci publiait le premier livre de laudes d’Innocentius Dammonis, d’où est extrait un bel Adoramus te à 6 voix. Autre laude, développée, l’Ave Maria, regina in cielo, de Tromboncino, dont la frottole Suspir io temo est restituée par deux voix de femmes et luth. Ce sont autant de régals que ces frottoles, où voix soliste(s) et luth s’unissent. Une découverte, du rare Antonio Caprioli, Non si vedra gia mai, strophique, dont le texte de Bembo sera repris souvent des décennies après (ainsi par Girolamo Scotto en 1541).
Quant aux œuvres réservées au luth seul, on y rencontre des ricercare originaux (Bossinensis [2], Capirola) comme des pièces de tablatures (l’Ave Maria [3] de Josquin, par Spinacino). On redécouvre avec bonheur ce luth Renaissance, à six chœurs, qui se distingue ici par sa discrétion, sa rondeur, la douceur de son émission.
Rory McCleery dirige son ensemble avec un art consommé : exemplaire au plan technique comme au niveau stylistique. Ses chanteurs restituent l’équilibre, la lumière, la clarté, la souplesse des lignes. Leur chant est d’une homogénéité rare, servi par un engagement, une dynamique qui font bon ménage avec le recueillement et l’exaltation. The Marian Consort, ensemble de huit chanteurs et d’une luthiste (Kristiina Watt), s’est spécialisé dans la musique de la Renaissance et il ne cesse de défricher et cultiver cet art polyphonique si précieux. On se souvient ainsi d’un beau CD consacré au rare Lusitano, recensé ici (Entre Josquin et Gesualdo, Vicente Lusitano.). Nous lui préférons encore ce dernier enregsitrement.
Un programme alléchant qui ravira les amateurs de musique ancienne mais aussi tous ceux qui sont épris d’authenticité, de vérité et de beauté.
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1. Alessandro Demofonte Venetus (appelé ici Alexander Demophon) nous en a laissé d’abondantes (publiées par Petrucci en 1507). 2. Bossinensis nous laisse 126 frottoles et 46 ricercare en deux collections (1509 & 1511). 3. le plus célèbre des trois qui nous sont parvenus.